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— Ce serait inutile. Il me répugne de porter pareil jugement sur des hommes d'Église mais ils accepteraient la fortune offerte... et vous livreraient aussitôt. Aucun d'eux n'hésiterait, même un instant, à manger à plusieurs râteliers. Ceux qui étaient de bonne foi, comme l'évêque d'Avranches, se sont récusés depuis longtemps.

— Que faire, alors ? demanda Catherine.

Maître Jean Son haussa ses grasses épaules et

avala d'un trait un plein pot de vin pour se donner du courage.

— Attendre le jour de la condamnation... puisqu'elle doit immanquablement venir et tenter quelque chose à ce moment-là. C'est notre seule chance... la seule chance de Jehanne, que Dieu ait pitié d'elle, dit-il.

Quand ils quittaient le profond caveau voûté, ancien cellier roman, qui servait de cave à Jean Son et se retrouvaient dans leur soupente, Arnaud et Catherine ne trouvaient plus rien à se dire. Entre eux se dressait l'ombre tragique et pitoyable de la prisonnière. Elle les unissait dans le même effort, la même volonté de l'arracher à un sort injuste mais, en même temps, elle les séparait de toute la hauteur de son martyre. Comment s'abandonner à l'amour quand on savait tout ce que, si près, endurait la jeune fille?

Mais, un soir, comme on allait se mettre à table pour le souper, quelqu'un frappa au volet de la rue. Margot alla ouvrir. Un homme de haute taille, tout vêtu de noir, entra.

— Le bonsoir à tous ! fit-il, et pardon si je dérange. Il faut que je voie maître Son.

L'homme portait un capuchon qui cachait une partie de son visage mais Catherine vit clairement qu'à son aspect Nicole avait pâli et frissonné. Elle se pencha vers sa pseudo-cousine, demanda tout bas :

— Qui est-ce ?

— Geoffroy Terrage... le bourreau ! fit l'autre d'une voix blanche. Sans même prendre la peine de dissimuler son expression de dégoût, Jean Son s'était levé de table et avait interposé sa massive personne entre les femmes frissonnantes et la silhouette noire de l'exécuteur.

— Que veux-tu ? demanda-t-il rudement.

— J'ai besoin de vous, maître Son, et dès demain. J'ai reçu ordre de faire dresser pour après-demain, jeudi 24 mai, une haute maçonnerie de plâtre dans le cimetière Saint-Ouen.

— Pourquoi faire cette maçonnerie ?

Terrage détourna les yeux, pris d'une gêne subite devant tous ces regards fixés sur lui et dont aucun ne songeait à dissimuler son angoisse.

— Un bûcher ! fit-il courtement.

Puis, comme nul ne soufflait mot dans les assistants glacés d'horreur, il ajouta :

— Un bûcher assez haut pour que, de partout, on puisse voir la condamnée... trop haut pour qu'une fois allumé, je puisse l'atteindre par-derrière et l'étrangler discrètement.

Malgré le sentiment du danger couru, Catherine ne put se taire.

— Jehanne n'est pas condamnée, que je sache !

Le bourreau haussa les épaules, indifférent.

— Que voulez-vous que je vous dise ? On m'a donné des ordres, je les exécute. Je peux compter sur vous, maître Son ?

— Ça sera fait ! répondit le maître maçon sans parvenir à dissimuler tout à fait le tremblement de sa voix. Bonsoir !

— Bonsoir !

Quand il fut sorti, tous restèrent figés sur place, même Margot qui, sa marmite dans les mains, regardait d'un air stupide la porte par laquelle le bourreau était sorti. Au bout d'un instant seulement, elle vint poser sa charge sur la table, se signa vivement.

— Pauvre fille ! fit-elle. Le bûcher... c't'une mort affreuse !

Tard dans la soirée, longtemps après que se fut terminé le plus silencieux de leurs soupers communs, les habitants de la maison de la rue aux Ours retrouvèrent dans le cellier frère Isambert et frère Étienne, revenu le soir même d'une mission à Louviers. Le dominicain et le cordelier étaient d'une gravité de mauvais augure. Leurs visages creusés de rides montraient une profonde tristesse.

Non, elle n'est pas condamnée, expliqua frère Isambert à la question d'Arnaud, mais peu s'en faut. Jeudi, elle doit être conduite au cimetière de l'abbaye Saint-Ouen pour y être publiquement admonestée et pressée d'abjurer ses fautes, de se soumettre à l'Église... telle qu'elle est si misérablement représentée ici, c'est-à-dire à maître Cauchon. Si elle refuse, on la jette au feu ; si elle accepte...

— Si elle accepte ? répéta Nicole.

Le moine haussa ses maigres épaules sous le froc blanc et le manteau noir qui le vêtaient. Son visage émacié se tendit :

— On devrait, normalement, la remettre à un couvent pour y être gardée et y subir la pénitence qu'il plaira au tribunal de lui infliger. Mais je sens qu'il y a là un piège, que Cauchon prépare quelque chose. Il a trop souvent promis à Warwick que Jehanne mourrait.

Tandis que chacun pesait, au fond de son esprit, les paroles du moine, maître Son avait tiré de sa poche un rouleau de parchemin qu'il étalait sur un tonneau. Pour l'empêcher de se rouler à nouveau, il posa dessus un chandelier de fer puis lissa de la main la peau craquante et brunie par le temps. Alors que tous les autres affichaient une mine sombre, lui- même avait l'air curieusement satisfait. Sa femme le remarqua.

— On dirait que ce que vient de dire frère Isambert te fait plaisir ?

— Beaucoup plus que tu ne crois car j'entrevois une possibilité sérieuse de sauver Jehanne. Ceci, ajouta-t-il en désignant son parchemin, est un plan très ancien de l'abbaye Saint-Ouen, dont, entre parenthèses, j'ai aussi l'entretien. Et ce plan est, selon moi, d'un intérêt capital. Venez plutôt voir...

Ils se massèrent autour de lui, penchant au-dessus de ses épaules leurs visages avides. Longtemps, Jean Son parla, à voix contenue.

Afin d'être sûre de pouvoir se placer où Jean Son et Arnaud le lui avaient prescrit, Catherine avait gagné, tôt dans la matinée, le cimetière de l'abbaye Saint-Ouen. Elle devait se tenir sur les marches d'un calvaire à demi écroulé, face aux tribunes préparées pour les juges et au petit échafaud sur lequel Jehanne allait prendre place. Non loin de là, entre les tribunes et le portail sud de l'église Saint-Ouen, se dressait sinistrement le bûcher édifié la veille par le maître maçon, croulant sous les piles de fagots. Nicole, peu après, s'installa avec une bande de commères endimanchées sous l'une des galeries de bois qui entouraient l'enclos des morts et dans les toitures desquelles s'entassaient les vieux ossements des corps déjà relevés. On appelait cela un charnier. Le cimetière s'emplissait rapidement, la douceur du temps et la curiosité ayant fait sortir presque tous les Rouennais de chez eux. La plupart devaient voir Jehanne pour la première fois en cette occasion.

Bientôt, Catherine reconnut Arnaud. Vêtu de son costume noir, étriqué et râpé, le dos rond, la tête cachée par un vaste chaperon vert sombre, il s'installa aussi près que possible de l'échafaud préparé pour Jehanne, juste derrière les cordons d'archers anglais. Ceux-ci formaient, avec leurs piques tenues en travers, une barrière solide, mais tout de même possible à renverser pour un homme aussi vigoureux que le capitaine. Les autres conjurés devaient être à leur place : Jean Son dans le beffroi de la ville et frère Étienne à l'intérieur de l'église Saint-Ouen.

Le plan conçu par le maçon était d'une grande simplicité. Dans les vieux plans de l'église, il avait découvert, plusieurs années auparavant, l'existence d'un souterrain joignant la campagne qui aboutissait sous une dalle de la vieille crypte romane. Sans trop savoir pourquoi, il n'en avait jamais soufflé mot à personne et s'en félicitait maintenant. Il savait exactement sous quelle dalle ouvrait l'antique escalier et, tandis que ses ouvriers élevaient le soubassement de plâtre commandé par le tribunal, il avait, sous couleur d'examiner les piliers de la crypte, descellé la dalle et indiqué à frère Étienne le moyen de la lever sans peine. Le costume de cordelier du moine lui permettait d'entrer de jour comme de nuit dans n'importe quelle église sans que personne s'en étonnât. Pour le moment, il devait être en prières dans la crypte, attendant qu'Arnaud lui amenât la fugitive.