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Il semblait prodigieusement ennuyé par ce qu'il considérait comme un incident. Son regard était vide d'intérêt. Il commença à ronger l'ongle de son pouce gauche, puis cracha. Et, brusquement, le regard éteint s'alluma. Une flamme d'étonnement, de stupeur encore incrédule. Il se leva de son siège, en descendit les marches, lourdement, vint à Catherine qui, la tête haute, le regardait approcher... D'un revers de sa main grasse, il fit sauter le bonnet de la tête de la jeune femme découvrant les tresses d'or de ses cheveux. Un mauvais sourire plissa les rides de sa figure.

— Il me semble vous avoir dit un jour que je ne vous oublierais pas, dame Catherine, mais, sur ma foi, je n'aurais pas cru avoir l'occasion de vous le prouver dans de telles circonstances. Je savais déjà vos exploits, comme tout un chacun en Bourgogne, mais j'ignorais ce qu'il était advenu de vous.

Nous conspirons, si je comprends bien ? Nous nous intéressons à cette magicienne infâme qui ne mérite même pas le fagot sur lequel elle grillera...

Il est vrai qu'entre ribaudes, on se comprend, on sympathise...

La voix cinglante d'Arnaud lui coupa la parole.

— Laisse-la tranquille, révérend pourceau ! Elle n'a fait que se trouver mal au spectacle de tes exploits contre une autre femme. Ce sont là, je sais, tes adversaires préférées, mais tu ferais mieux de t'occuper de moi. J'en vaux la peine.

Cauchon s'était tourné vers lui et l'examinait avec plus d'attention. Mais la lumière était pauvre dans cette pièce voûtée percée d'une mince meurtrière.

Le prélat alla à la cheminée où l'on venait d'allumer un feu pour combattre l'humidité des murs, saisit un brandon allumé et l'approcha du jeune homme.

— Qui donc es-tu, toi ? fit-il avec curiosité. Ton visage ne m'est pas inconnu... mais où donc t'ai-je vu ?

— Cherche ! jeta Arnaud goguenard. Et mets-toi bien dans la tête que tu n'as ici qu'un adversaire : moi ! Cette femme n'a rien à voir dans cette histoire...

Comprenant qu'Arnaud cherchait à la sauver, Catherine protesta. En tout et pour tout, elle voulait partager son sort, quel qu'il fût !

— Merci de votre générosité, mais je refuse. Si vous êtes coupable, je le suis aussi...

— Sottise ! cria Arnaud furieux. J'ai agi seul !

Le regard incertain de l'évêque allait de l'un à

l'autre. Il flairait là un mystère et cherchait à l'éclaircir.

— Le bourreau vous mettra d'accord, fit-il avec un rire enroué. Mais si vous me disiez votre nom, je verrais peut-être plus clair. Etes-vous, comme Madame de Brazey, un transfuge de Bourgogne ?

Un indescriptible mépris crispa tous les traits d'Arnaud.

Moi ? Un Bourguignon ? Tu m'insultes, évêque ! Je n'ai plus rien à perdre à te dire mon nom. Il te servira du moins à comprendre que je n'ai rien de commun avec cette folle. Je m'appelle Arnaud de Montsalvy et je suis capitaine du roi Charles ! Elle est bourguignonne... Les siens, au temps de la Caboche, ont tué mon frère. Et tu voudrais que je lui sois lié en quoi que ce soit ? Tu es fou, évêque, si tu peux croire une chose pareille...

Un flot de larmes jaillit des yeux de Catherine. Sans doute Arnaud n'avait-il en vue que son salut à elle mais le dédain dont il l'enveloppait était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Désespérée, elle cria :

— Ainsi, tu me repousses encore... même maintenant ? Pourquoi ne veux-tu pas que je meure avec toi ? Dis, pourquoi ?

Elle tendait vers lui ses mains enchaînées, prête à se traîner à ses pieds pour un seul mot moins dur. Tout disparaissait du décor redoutable, du prélat sectaire et haineux qui l'écoutait. Seul demeurait cet homme passionnément aimé qui la rejetait à cette heure suprême. Raidi, les dents serrées, Arnaud regardait droit devant lui, refusant de s'attendrir.

— Finissons-en, évêque ! Fais-la relâcher. Je t'avouerai tout ce que j'ai fait contre toi.

Mais Pierre Cauchon éclatait de rire et, emporté par cette gaieté pleine de fiel, alla s'abattre sur son fauteuil. La bouche grande ouverte montrant les quelques dents gâtées qui lui restaient, il riait, il riait sous les yeux des deux autres, interdits. Il se calma sur un hoquet, passa sa langue sur ses lèvres sèches comme un gros chat qui s'apprête à dévorer une souris. Une lueur haineuse s'alluma dans son regard tandis qu'il revenait vers les prisonniers.

Sa grosse main empoigna le col de l'habit d'Arnaud.

— Un Montsalvy, hein ? Le frère du jeune Michel, j'imagine ? Et tu penses que je vais croire ta petite fable ? Tu me prends pour un simple d'esprit, ou bien penses-tu que je n'ai pas de mémoire ? La relâcher ? Ta complice ?... Alors que je sais, mieux que personne, combien elle et les siens ont toujours été dévoués à ta famille ?

— Dévoués à ma famille ? Les Legoix ? Tu perds l'esprit ?

Une colère folle s'emparait du gros évêque, l'étouffant à demi. Il hoquetait mais ses paroles n'en perdirent rien de leur intelligibilité.

— Je déteste qu'on se moque de moi. J'étais l'un des chefs des émeutes cabochiennes, blanc-bec ! Et je sais mieux que toi qu'il y avait Legoix et Legoix. Penses-tu me faire accroire que tu ignores ce que celle-ci, quand elle n'était encore qu'une gamine, a fait pour sauver ton frère ? Que je suis trop gâteux pour me rappeler que deux enfants ont arraché un prisonnier que l'on menait à Montfaucon, au péril de leur vie et avec un courage digne d'une meilleure cause, qu'ils l'ont caché dans la cave du père de la fille... la cave où il a été découvert... la cave de ce Gaucher Legoix que j'ai fait pendre aussitôt à sa propre enseigne de maudit orfèvre armagnac ? Gaucher Legoix

!... son père à elle !

D'un doigt tremblant de fureur, il désignait Catherine qui l'écoutait avec une joie, une émotion qu'il ne pouvait comprendre. Étranglant de rage, il ajouta :

— Elle... Catherine Legoix... la petite putain qui avait caché ton frère dans son lit et que, maintenant, tu oses me demander de relâcher, pauvre imbécile !

— Pas dans mon lit, protesta Catherine à qui l'indignation avait rendu toute sa lucidité : dans la cave !

Mais Arnaud n'écoutait plus ni elle, ni Cauchon. Il la regardait seulement comme jamais encore il ne l'avait regardée. Le cœur tremblant, Catherine n'osait y croire. Il y avait, dans les yeux noirs du jeune homme, une joie immense et aussi tout l'amour, toute la passion qu'elle avait désespéré d'y voir jamais. Sans la quitter des yeux, il murmura :

— Tu ne sais pas ce que tu viens de faire pour moi, évêque ! Sinon, je crois bien que tu le regretterais !... Catherine, mon amour... mon seul, mon merveilleux amour... pourras-tu jamais me pardonner ?

Ah, certes, ils étaient bien loin du donjon sinistre, des murs suintants et du vieillard quinteux qui étouffait dans son haut fauteuil, cherchant avec des râles un air qui fuyait ses poumons malades. La colère furieuse à laquelle il s'était laissé emporter avait déclenché une violente crise d'emphysème. Il râlait avec au fond de la gorge un tragique crépitement qui ponctuait ses efforts pour respirer. Mais il eût pu mourir auprès d'eux sans qu'Arnaud et Catherine, perdus dans leur rêve, lui prêtassent la moindre attention. Ils goûtaient cette minute unique, tellement inattendue, qui abattait entre eux tous les obstacles, d'un seul coup, qui réduisait à un faible tas de cendres les années écoulées, les rancœurs, les jalousies, les cruautés de jadis.

— Je n'ai rien à te pardonner, murmura enfin Catherine, ses yeux violets chargés d'extase... puisque je peux maintenant te dire que je t'aime...

Mais les râles de l'évêque avaient attiré un moine qui leva les bras au ciel et se précipita au secours de son patron. Entre deux quintes de toux, celui-ci désigna les deux prisonniers d'une main tremblante :

— Au cachot... ces deux-là... chacun dans un cachot... au secret !

Les archers les emmenèrent hors de la salle sans que leurs regards se fussent séparés. Leurs mains enchaînées les empêchaient de se toucher mais le muet langage des yeux les faisait proches comme aucune étreinte n'avait jamais réussi à le faire. Ils avaient tous deux la certitude que, de tout temps, ils avaient été élus, désignés pour se compléter, être chacun l'univers entier de l'autre et, dans leur bonheur présent, ils oubliaient non seulement tout ce qui les avait si longtemps séparés, mais encore la mort qui s'apprêtait pour eux...