Jacquette Legoix n'avait posé aucune question à sa fille quand elle l'avait vue arriver, pâlie et les traits tirés. Une mère devine toujours la souffrance de son enfant, même quand cette souffrance est bien cachée. Elle se contentait de dorloter Catherine comme une convalescente et jamais ne lui parlait ni de Garin, qu'elle n'aimait guère, ni de Sara qui l'avait profondément déçue. Catherine était venue chercher la paix familiale, un total dépaysement d'avec le milieu dans lequel son étrange mariage l'avait jetée, c'était cela que Jacquette s'employait à lui donner... Quant à l'oncle Mathieu et son ami arabe, on ne les voyait pas de la journée. Tant qu'il y avait au ciel un rayon de lumière, Mathieu parcourait ses vignes, manches retroussées, aidant ici et là, prêtant la main pour débarrasser une hotte ou emplir un haquet. Et Abou- al-Khayr, ses fantastiques turbans remplacés pour une fois par une calotte de laine, les pieds enfouis dans des brodequins qui l'engloutissaient jusqu'à mi-jambe et une souquenille de grosse toile passée sur ses vêtements de soie, il trottait tout le jour sur les talons de son ami, les mains au dos, l'air prodigieusement intéressé, grappillant continuellement. À la nuit close, tous deux rentraient exténués, rouges de chaleur, sales à faire frémir et heureux comme des rois.
Catherine, cependant, ne s'illusionnait guère sur le temps que durerait sa tranquillité. Que huit jours se fussent écoulés sans apporter aucune nouvelle de Dijon était déjà extraordinaire. Tôt ou tard, Garin tenterait de la ramener puisqu'elle était l'enjeu de la meilleure affaire jamais conclue par lui. Et chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle s'étonnait que la journée se fût écoulée sans avoir vu paraître sa silhouette sombre.
Mais ce ne fut pas Garin qui arriva le premier. Celui qui ouvrit la série des visiteurs de Marsannay fut frère Etienne. L'absence de Catherine tourmentait le cordelier. Il s'était présenté trois ou quatre fois à l'hôtel de Brazey inutilement. Sa rencontre avec Catherine, dans le jardin potager de l'oncle Mathieu, ne fut pas plus fructueuse. La jeune femme lui déclara sans ambages qu'elle n'avait aucune intention de rentrer à Dijon, qu'elle ne voulait plus entendre parler de la Cour, ni du duc Philippe et encore moins de la politique. Elle en était arrivée à regretter amèrement d'avoir fait délivrer Arnaud des geôles de Suffolk puisque cela avait servi seulement à précipiter plus vite le jeune homme dans les bras d'Isabelle de Séverac. Et elle en voulait à frère Étienne d'avoir été l'instrument de cette libération, de lui avoir fait faire, somme toute, un marché de dupe.
— Je ne suis pas douée pour ce genre d'intrigues, lui dit-elle, je ne pourrais causer que des catastrophes.
A son grand étonnement, le cordelier n'insista pas. Il se contenta de s'excuser de l'avoir dérangée, salua poliment mais, avant de s'éloigner, déclara doucement :
Votre amie Odette va quitter, sous peu, son château de Saint-Jean que le duc lui reprend. Elle doit revenir s'installer chez sa mère et, la dernière fois que je l'ai vue, elle était bien découragée et bien triste. Dois-je lui dire, à elle comme à la reine Yolande, que son sort ne vous intéresse plus ?
Un peu de remords se glissa dans l'âme de Catherine. Elle regretta la légèreté égoïste de ses paroles, comprit qu'elle n'avait pas le droit, pour une déception amoureuse même très cruelle, d'abandonner ceux qui avaient foi en elle.
— Ne lui dites rien, fit-elle au bout d'un moment. Ni à elle... ni à la reine.
Je viens de subir un choc moral pénible et j'ai besoin de calme et de solitude pour m'en remettre. Laissez-moi un peu de temps.
Un sourire effaça, sur le visage aimable de frère Étienne, les plis soucieux qui s'y étaient creusés.
— Je comprends, fit-il avec bonté. Pardonnez-moi d'avoir été importun...
mais ne nous délaissez pas trop longtemps...
Catherine ne voulait pas se laisser fixer une date. Elle se retrancha derrière un évasif :
— Plus tard... plus tard, je reviendrai.
Et le frère Étienne fut bien obligé de s'en contenter.
Le lendemain, ce fut Ermengarde qui fit son entrée. Une entrée piaffante et tumultueuse comme à son habitude. Elle embrassa sans cérémonie Catherine et sa mère, complimenta l'oncle Mathieu sur la tenue de sa maison et sur sa bonne mine, visita les caves en connaisseuse, goûta le vin doux à la sortie du pressoir dans un tâte-vin grand comme une soupière et s'invita à dîner sans cérémonie.
Mais, tandis que l'oncle Mathieu et Jacquette, rouges d'orgueil d'héberger une dame de cette qualité, couraient faire préparer un festin digne d'elle, Ermengarde s'établit auprès de Catherine, sous la tonnelle couverte de vigne du jardin, et entreprit de la chapitrer :
Votre retraite champêtre est charmante, lui dit- elle, mais vous faites une sottise. Vous ne paraissez pas imaginer que, depuis votre départ, la vie au Palais Ducal est devenue intenable. Le duc ne décolère pas...
— Je vous arrête tout de suite, coupa Catherine. C'est lui qui vous envoie
? — Pour qui me prenez-vous ? On ne m'envoie pas. Je m'envoie moi-même quand j'estime la chose nécessaire. Voulez-vous me dire ce que vous faites ici ? C'est charmant, les vendanges, mais cela n'a qu'un temps... Vous ne songez pas, je pense, à passer votre hiver à la campagne ?
— Pourquoi pas ? Je m'y plais mieux qu'en ville.
Ermengarde poussa un soupir à faire crouler les
murs. Elle avait rarement rencontré quelqu'un d'aussi têtu.
— J'ai cru, tout d'abord, à une manœuvre de coquetterie. Rien de plus amusant, n'est-ce pas, que faire attendre un homme, surtout quand cet homme est prince ? Mais il ne faut rien exagérer. La patience n'est pas la vertu dominante de Monseigneur.
— Mais qu'il perde donc patience, c'est tout ce que je demande. Et qu'il m'oublie, qu'il m'oublie vite !
— Vous ne savez pas ce que vous dites. Quand nous avons quitté Arras, vous étiez tout près de lui céder. Et maintenant vous ne voulez plus le voir.
Que s'est-il passé ? Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? A moi ?
— Parce que c'est tellement stupide... j'ai peur que vous ne compreniez pas.
— D'une femme, fit Ermengarde péremptoire, je peux tout comprendre.
Surtout les pires folies. Y aurait-il encore du Montsalvy là-dessous ?
Catherine lui adressa un pauvre sourire et, pour cacher son embarras, se mit à tirailler une vrille verte qui pendait au-dessus de sa tête.
— Vous devinez toujours tout, mon amie. Il est perdu pour moi, à tout jamais... il se marie !
Le ton de la jeune femme était douloureux, presque. Tragique, et pourtant Ermengarde partit d'un véritable fou rire qui mit un bon moment à se calmer. Sous l'œil indigné de Catherine, la Grande Maîtresse aussi rouge que sa robe, les joues inondées de larmes, se tenait les côtes et s'étouffait à moitié.
— Ermengarde ! s'écria Catherine froissée. Vous rendez-vous compte que vous êtes en train de vous moquer de moi ?
— Je m'en rends parfaitement compte, ma chère ! fit celle-ci quand elle eut réussi à retrouver sa respiration. Mais c'est qu'aussi la chose est trop drôle ! C'est le mariage de notre héros qui vous a envoyée aux champs avec cette mine de petite nonne, qui vous fait ces yeux battus, ces joues pâles ?
Ah çà, mais vous êtes folle ! Est-ce qu'il n'est pas normal qu'un garçon de son rang et de son nom se marie ? Il doit, à lui-même et aux siens, de continuer sa race. Il lui faut des fils, une descendance. Et qui voulez- vous qui la lui donne sinon une femme ?
— Mais moi je l'aime ! Moi je me gardais pour lui, je ne voulais que lui !
s'écria Catherine, fondant déjà en larmes qui n'émurent aucunement Ermengarde.
Ce en quoi vous aviez grand tort ! Une femme comme vous est faite pour l'amour, je me tue à vous le dire depuis des mois. Votre Arnaud se marie ?
La belle affaire ! Vous le prendrez comme amant quand cette guerre stupide sera enfin finie... et vous n'en serez pas plus malheureuse. Qu'espériez-vous donc ? L'épouser vous-même. Mais votre mari, ma mignonne, est bien vivant et certainement pas décidé à défunter avant de nombreuses années. Laissez donc le jeune Montsalvy épouser quelque petite oie blanche bien riche et bien titrée qui lui fabriquera des moutards à longueur d'années... et soyez celle qui dispense les délices des amours défendues... tellement plus excitantes que le pot-au-feu conjugal !