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C'était l'un des chevaucheurs de la Grande Écurie, revenant sans doute de prendre un ordre de la duchesse, car il glissait un parchemin sous son tabard armorié. Il ne regardait aucun de ceux qui se trouvaient dans la galerie. Il allait seulement la traverser pour gagner soit le grand escalier de la tour Neuve, soit, au-delà, celui qui menait aux étuves et aux écuries. Mais le visage de Catherine s'était éclairé et elle se hâta de tourner le dos à la salle du festin pour se lancer sur sa trace parce qu'elle venait de reconnaître Landry, son ami d'enfance. Depuis qu'elle l'avait aperçu chez la duchesse, au jour de sa présentation, elle n'avait pu, malgré le très vif désir qu'elle en avait, joindre le chevaucheur ducal. Cette fois, il ne lui échapperait pas !

Elle le rattrapa juste comme il allait s'engager dans le grand degré de pierre. L'escalier était vide. Elle l'appela :

— Landry... Attends-moi !

Il s'arrêta net, mais ce fut très lentement qu'il lui fit face. Aucun sourire, aucun signe de reconnaissance n'éclairait son visage fermé.

— Que désirez-vous, Madame ?

Le visage tout animé, les yeux brillants de joie, elle le rejoignit, se plaça entre l'escalier et lui afin qu'il pût la voir en pleine lumière. Elle se mit à rire.

— Madame ? Voyons, Landry, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas

? Aurais-je donc tellement changé, en dix ans ? Ou bien as-tu perdu la mémoire ? Toi, tu es toujours le même... seulement plus grand et plus fort.

Mais tu as l'air d'avoir toujours aussi mauvais caractère.

À sa grande surprise, Landry ne sourcilla pas. Il se contenta de hocher la tête.

— Vous me faites beaucoup d'honneur, noble dame. Ma mémoire est, je crois, excellente, pourtant je ne me souviens pas vous avoir jamais rencontrée...

— Alors, c'est que j'ai vraiment beaucoup changé, fit Catherine avec bonne humeur. Très bien, dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire. As-tu donc oublié le Pont-au-Change et la Cour des Miracles, et l'émeute de l'hôtel Saint-Pol ? As-tu oublié Catherine Legoix, ta petite amie de jadis ?

— J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.

— Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...

Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.

— Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.

— Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?

— Non, Madame, je ne le sais pas.

— Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.

Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :

— C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine- là...

Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...

Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.

— Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?

— Pour vous servir, Madame...

— Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.

Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.

Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :

— Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.

Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.

— Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?

Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.

D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!

Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !

Autre chose encore intriguait Catherine. Si Landry et Barnabé avaient renoué des relations, pourquoi donc Barnabé ne lui en avait-il jamais parlé ?

Et pourquoi Landry n'était-il jamais venu chez l'oncle Mathieu revoir son amie d'enfance, lorsqu'elle était encore fille ? Catherine poussa un profond soupir. Toutes ces questions ne pouvaient, à l'heure présente, que demeurer sans réponse. Elle se torturait l'esprit bien en vain.

Une voix froide vint interrompre ses réflexions et la fit sursauter.

— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? On vous réclame au banquet.

Debout sur le palier, Garin la regardait. Sans bouger d'où elle était, Catherine leva vers lui un visage las et un pauvre sourire.

— Je n'ai pas envie d'y aller, Garin. Cela ne m'amuse pas et je n'ai pas faim. Je préférerais aller rejoindre, chez la duchesse, Madame de Châteauvillain.

Un sourire sarcastique éclaira d'un jour peu agréable le visage fermé du Grand Argentier.

— Ce qui vous amuse ou non n'a aucune espèce d'importance, dit-il brutalement. Et vos préférences n'ont pas leur place ici. Je vous dis que l'on vous réclame. Ayez au moins le courage d'occuper le rang que l'on vous donne et d'accepter les conséquences de vos actes...