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Perrine achevait d'habiller Catherine aussi chaudement que possible.

Obligée, comme toute la Cour au deuil intégral, elle était vêtue de noir de la tête aux pieds, mais une fortune en zibeline réchauffait le velours épais de ses vêtements. Un lourd voile noir tombait de l'atour à bourrelets de fourrure qui la coiffait. De courtes bottes fourrées, dissimulées par la robe et la cape, et des gants de velours de même couleur complétaient cet équipement dont aucun bijou ne relevait l'austérité. En principe Catherine était bien protégée, mais il faisait si froid ! La jeune camériste, peu rassurée, avait hoché la tête en regardant par la fenêtre l'épaisse couche de neige qui couvrait les toits et se transformait peu à peu dans les rues, sous les pas des citadins, en boue glaciale ou en plaques dangereusement glissantes. Or, Catherine aurait à parcourir, à pied, un long trajet.

La messe solennelle, célébrée à la Sainte-Chapelle tendue de noir, avait été mortellement longue. Malgré la forêt de cierges disposés autour de l'autel et du catafalque, il y régnait un froid intense. Toutes les haleines fumaient.

Mais le pire avait été l'interminable cortège qui, au pas, avait serpenté à travers la ville. Catherine avait gravi là un vrai calvaire !

Sous le jour livide, on avait défilé entre les maisons drapées de noir, au son des trompettes funèbres tandis que toutes les cloches de la ville sonnaient un glas qui ne finissait pas. La seule tache de couleur, dans ce cortège nocturne, était le char funèbre que Philippe avait voulu tout semblable à celui de son père : six chevaux le traînaient et le corps embaumé de la duchesse défunte reposait sous un drap de brocart d'or barré d'une grande croix de velours rouge. Aux quatre coins du char flottaient des bouquets de bannières de soie bleue brodée d'or. Soixante porteurs de torches et une véritable armée de moines, pleurant et psalmodiant, l'entouraient. Philippe venait derrière, tête nue malgré le gel, très pâle et les yeux fixes. Toute la Cour, puis toute la ville avec les bannières des corporations suivaient.

L'aspect du duc avait achevé de glacer le cœur de Catherine. Il avait l'air d'un automate. Brusquement, sous l'empire du chagrin, Philippe était redevenu pour elle le souverain inquiétant... à qui, cependant, il allait falloir demander une difficile grâce, et le plus vite possible ! La veille au soir, Colette, la vieille camériste de Marie de Champdivers, était venue trouver Catherine, en toute hâte, et lui avait appris la terrible nouvelle : quelques heures plus tôt, Odette et frère Étienne avaient été arrêtés au couvent des Cordeliers tandis qu'un ordre d'exil immédiat frappait les parents de la jeune femme. Seule, Colette était restée en arrière pour avertir Catherine en qui Marie voyait son unique et dernier recours.

Le cas était grave. Le duc de Savoie avait obtenu une nouvelle trêve entre les princes ennemis. Or, sur l'instigation d'Odette, un turbulent chef de routiers que l'on appelait le bâtard de La Baume avait rompu cette trêve en attaquant un village de Bourgogne. Pris et peu soucieux de laisser sa peau dans si mince affaire, le bâtard avait tout confessé. La riposte n'avait pas tardé : Odette, Étienne Chariot et un marchand de Genève qui était leur complice avaient été jetés en prison où la torture, puis la mort les attendaient.

Catherine ne parvenait pas à comprendre ce qui avait pu pousser Odette à une telle folie. On disait même que le complot ambitionnait jusqu'à l'assassinat du duc Philippe ! Était-ce l'annexion de sa ville ou bien la hâte de voir triompher plus tôt la cause du roi Charles VII à qui Dieu avait accordé un fils le 3 juillet 1423'? De toute façon, Catherine se refusait à laisser son amie sous pareille menace, dût-elle y risquer sa propre vie.

La Chartreuse de Champmol s'élevait hors des murs de la ville, entre la route de l'ouest et le cours de l'Ouche. Encore neuve, elle avait été bâtie par le grand-père de Philippe, le duc Philippe le Hardi, sur les plans de l'architecte Drouet de Dammartin. Bien souvent, Catherine avait entendu vanter les merveilles de ce couvent, l'une des plus grandes réussites de l'époque, mais n'avait encore jamais eu l'occasion d'y entrer. Seuls les hommes pouvaient pénétrer chez les Chartreux et les femmes n'étaient admises à la chapelle qu'en des occasions comme celle-ci. Cette chapelle avait remplacé celle de Cîteaux en tant que sépulture des ducs de Bourgogne.

Quand on eut traversé la porte d'Ouche, la saussaie aux arbres noircis et tordus par le gel, le grand enclos des Pères chartreux et le jardin, il faisait presque nuit et Catherine ne se soutenait plus qu'à grand-peine.

Continuellement, elle puisait dans les pilules ou bien respirait le flacon de vulnéraire que lui avait remis Abou-al-Khayr. Car, malgré ses lourds vêtements, un froid mortel se glissait en elle. La fumée des torches la faisait tousser. En franchissant le seuil de la chapelle, elle buta, faillit tomber. La main d'Ermengarde la retint juste à temps sous l'effigie de pierre de Philippe le Hardi qui priait orgueilleusement au fronton de la chapelle, en face de son épouse. Catherine lui adressa un regard reconnaissant. Elle n'avait pas osé appeler son amie à son secours. Comme Philippe lui-même, Ermengarde paraissait un fantastique fantôme noir aux yeux figés.

I. Le futur Louis XI.

La mort de sa duchesse avait cruellement frappé la Grande Maîtresse. Sous ses voiles noirs, elle était une autre femme... Mais sa main demeurait chaude et vigoureuse. Catherine en tira un regain de courage. Elle en avait grand besoin.

Elle ne vit à peu près rien de la chapelle, merveille de l'imagier flamand Claus Sluter, ni les vitraux en grisaille armoriée, ni, dans le chœur, le joyau de pierre qu'était le tombeau de Philippe le Hardi, ni les anges autour de l'autel, portant des candélabres et les instruments de la passion, ni, à la pointe de l'abside, l'archange d'or qui tenait déployée la bannière ducale.

Elle ne voyait que Philippe, son visage immobile qui ne la regardait pas, ses yeux gris qui ne cillaient pas. Autour d'elle, il n'y avait plus que des visages de pierre, des statues noires qui se mirent à tourbillonner... Planant au-dessus, les voix profondes des moines invisibles se mirent à psalmodier un chant funèbre, œuvre de Jacques Vide, un jeune valet de chambre de Philippe. Les paroles s'enflèrent dans les oreilles bourdonnantes de Catherine avec un bruit d'orage et de menace.

« Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace.

Quia viderunt oculi mei salutare tuum... » « Maintenant, Seigneur, vous pouvez, selon votre parole, laisser votre serviteur s'en aller en paix, car mes yeux ont vu votre salut... »

Catherine sentit, à cet instant précis, qu'elle aussi s'en allait... Elle chancela. Le bras d'Ermengarde vivement passé autour de sa taille l'empêcha de choir au milieu de la cérémonie et la maintint fermement.

— Petite sotte ! lui chuchota-t-elle avec une rude affection. Vous ne pouviez pas le dire ?

— Quoi ? balbutia Catherine défaillante.

Que vous attendiez un enfant ! C'est inscrit en toute lettre sur votre figure.

Et moi qui ne voyais rien !... Courage, c'est bientôt fini, je ne vous lâche pas.

Ermengarde avait subitement retrouvé toute son humanité et Catherine pensa que, sans elle, elle fût morte sur place... En effet, la cérémonie s'achevait. Le duc Philippe, qui s'était tenu tout ce temps dans la chapelle privée de la famille du côté de l'Evangile, remettait la dépouille de sa mère au prieur de l'abbaye. Bientôt, Marguerite de Bavière s'en irait rejoindre son époux, sous la dalle de marbre noir qui marquait leur tombeau provisoire...

Mais, une seconde, Catherine avait senti son regard sur elle... un regard inquiet et tendre qui l'avait rassérénée. Son malaise se dissipait. La force d'Ermengarde paraissait s'insinuer en elle. Sa poitrine était moins oppressée... Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, elle croisât l'œil de Garin. La haine y brûlait et lui communiqua un long frisson. Le visage contracté de l'Argentier était celui d'un fou. Catherine aurait juré l'entendre grincer des dents... Heureusement, cette impression de terreur fut très fugitive...