Comme pour sortir d'un rêve, Catherine voulut crier. Mais, si sa voix s'arrêta sur ses lèvres, ce ne fut pas à cause de l'étrange impuissance née d'un songe pénible, mais bien parce qu'une main s'était abattue sur sa bouche. Elle comprit, alors, qu'elle ne rêvait pas, qu'on l'enlevait bel et bien. Mais qui ?
Toutes ces ombres portaient des masques... D'autres mains, sans douceur, la roulaient dans une couver ture qu'on rabattit sur sa tête. Une obscurité totale, étouffante, engloutit la jeune femme terrorisée.
Elle perçut un vague chuchotement puis on l'emporta. En pensée, elle suivait le chemin parcouru, la galerie, l'escalier... marche à marche. Les deux hommes qui la portaient, sans précautions, la secouaient comme un panier. Elle ne pouvait crier car on l'avait bâillonnée... Une brusque bouffée d'air glacial lui apprit qu'elle était dans la cour. Tout cela n'était que trop réel et pourtant la sensation de rêve absurde demeurait. Comment pouvait-on l'enlever dans cette maison pleine de monde ? Il y avait Perrine, Garin, Abou et ses muets... Il y avait Tiercelin... et cependant on l'emportait comme un sac sans qu'aucune voix se fît entendre...
On la jeta dans quelque chose qui devait être une litière car cela se mit à bouger. Catherine se débattait avec une énergie si farouche que, malgré les liens serrés autour de la couverture, elle parvint à dégager un bras.
— Faites vite, chuchota une voix étouffée...
Catherine prit pour elle le conseil, redoubla d'énergie, découvrit sa tête à demi. Elle était dans une charrette bâchée et pleine de paille. Le jour se levait... Elle put voir un coin de la rue, très peu. Un homme occupait tout son champ de vision... et cet homme était Landry Pigasse. Un ultime effort et elle put libérer sa bouche, hurla :
— À moi... Landry !
Le cri s'étrangla dans sa gorge, étrangement faible. Ses ravisseurs avaient dû s'apercevoir qu'elle s'était quelque peu libérée. Un coup violent s'abattit sur sa tête et Catherine s'effondra dans la paille, sans connaissance cette fois.
Elle ne sut pas que la charrette franchissait la porte d'Ouche et s'engageait sur la route de l'ouest.
Une sensation de froid réveilla Catherine en même temps qu'une violente douleur à la tête. Étroitement ligotée, elle était incapable de bouger mais du moins son visage était-il découvert. Cela ne l'avançait pas beaucoup car le bâillon avait été replacé sur sa bouche et, profondément enfoncée dans la paille qui garnissait la charrette, elle ne voyait rien que le ciel et les deux hommes assis près d'elle. Mais sa tête était à peu près à la hauteur de leurs pieds.
Jamais, encore, elle ne les avait vus. Avec leurs houppelandes en peau de mouton, leurs chapeaux de feutre enfoncés sur les yeux, leurs mains rouges aux doigts carrés appuyées sur leurs gros genoux, ils avaient l'air de paysans... et semblaient totalement insensibles. Ils se laissaient aller au roulement de la charrette et, quand Catherine gémit pour attirer leur attention, ne tournèrent même pas les yeux vers elle. Si leur respiration n'avait fait fumer leur haleine, on aurait pu les prendre pour des statues de bois. Mais bientôt, Catherine se désintéressa d'eux car elle se sentait de plus en plus mal. Les cahots de la carriole se répercutaient douloureusement dans tout son corps. Ses mains et ses pieds étaient glacés et son estomac vide se tordait, aux prises avec d'atroces nausées. Le bâillon l'étouffait. Les cordes qui la liaient étaient serrées si fort qu'elles meurtrissaient sa chair malgré l'épaisseur de la couverture...
Tout près de là, une voix cria :
— Au galop !... Plus vite, Rustaud ! Fouette tes chevaux !
La voix n'était pas reconnaissable et, d'ailleurs, Catherine ne chercha pas à l'identifier. Elle plongea brutalement dans un univers de souffrances qui laissa bientôt en arrière ses précédents malaises. La mauvaise charrette se mit à bondir dans les ornières profondes de la route, secouant sans miséricorde le corps douloureux de la malheureuse Catherine à peine protégée des planches par un peu de paille. Des flèches de feu parcouraient son ventre, son dos, ses reins. Elle rebondissait comme un sac de sable à chaque cahot. De grosses larmes qu'elle ne pouvait plus retenir roulaient sur ses joues. Ses deux gardiens contemplaient maintenant son supplice avec une joie bestiale et répondaient par de gros rires à chacune de ses plaintes...
Torturée, écartelée, elle souhaita être morte... Que signifiait tout cela, cette épouvantable aventure ? À qui devait-elle ce traitement barbare ?
Mais l'excès même de sa souffrance finit par venir à son secours. Comme le chariot passait à toute allure sur une pierre et retombait avec une violence qui envoya la tête de Catherine sonner contre un montant de bois, la malheureuse poussa un cri et s'évanouit à nouveau...
En revenant à elle, Catherine se crut au fond d'une cave. Elle était encore couchée sur de la paille, mais dans un lieu obscur dont elle distinguait mal les détails. Une haute voûte de pierre se perdait dans l'ombre, loin au-dessus d'elle. En tournant la tête pour voir ce qui l'entourait, quelque chose de froid et de dur la gêna et fit un bruit métallique. Portant les mains à son cou, elle sentit un collier de fer et aussi que ce collier était attaché à une chaîne assez longue pour permettre une certaine liberté de mouvements, mais rivée dans le mur. Avec un cri d'horreur, Catherine se redressa, assise sur la paille, et se mit à tirer instinctivement des deux mains sur la chaîne, dans un effort dérisoire pour l'arracher de la muraille. Un éclat de rire salua cette misérable tentative.
— Elle est solide et bien attachée. Vous ne risquez ni de l'ôter, ni de lui échapper, fit une voix froide. Comment trouvez-vous votre nouveau palais ?
Catherine se leva d'un bond malgré les douleurs de son corps meurtri. La chaîne retomba le long de ses jambes. Avec stupeur, elle reconnut Garin debout devant elle.
— Vous ? C'est vous qui m'avez enlevée, amenée ici ? Mais où sommes-nous ?
— Vous n'avez nul besoin de le savoir. Qu'il vous suffise d'apprendre que, dans ce lieu, personne ne viendra vous délivrer, ni n'entendra vos cris s'il vous prend fantaisie de crier. Ce donjon est haut, solide et convenablement isolé...
Tandis qu'il parlait, le regard de Catherine faisait le tour de la vaste pièce ronde qui devait tenir toute la superficie du donjon. Une étroite fenêtre en ogive, encore réduite par deux barreaux en croix, l'éclairait seule. Il n'y avait aucun mobilier, excepté un escabeau posé auprès d'une grande cheminée dans laquelle l'un des hommes en veste de mouton était occupé à allumer un maigre feu. Rien que la litière de paille sur laquelle Catherine s'était retrouvée ! De sa prison, car c'en était bien une, Catherine passa à l'examen de sa propre personne. Elle était vêtue d'une chemise de toile, d'une robe de bure brune grossière, d'une paire de bas de laine et de sabots de bois !
— Qu'est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-elle avec une intense surprise. Pourquoi m'avez- vous conduite ici ?
— Pour vous punir !
Garin se mit à parler et, à mesure que les paroles sortaient de sa bouche, son visage se crispait, se tordait sous l'empire d'une haine folle.
— Vous m'avez ridiculisé, couvert de honte... vous et votre amant ! Je me doutais, à voir votre visage, vos yeux cernés, que vous étiez pleine comme une chienne, mais votre malaise d'hier m'a éclairé tout à fait. Vous êtes enceinte de votre amant, n'est-ce pas ?
— De qui voulez-vous que ce soit ? lança Catherine avec surprise. Pas de vous, en tout cas ! Et je trouve étrange que vous preniez ombrage de l'état actuel des choses. C'est bien ce que vous vouliez pourtant : me jeter dans les bras du duc ? M'y voici. Je porte son enfant...
Son ton était glacial et sentait le défi. Frissonnante dans sa grossière robe, Catherine s'approcha de la cheminée. La chaîne la suivit avec un bruit sinistre. L'homme qui soufflait sur le feu s'écarta pour la regarder avec un mauvais sourire.