Ces idées finirent par la tourmenter tellement qu'elle ne résista pas au désir d'en parler, oh très discrètement, et sur le ton indifférent de la conversation de salon, à la jeune Marguerite de Culant.
— J'ai ouï dire, à Loches, que messire de Montsalvy et la dame de La Trémoille étaient au mieux ensemble, fit-elle si négligemment que Marguerite ne soupçonna rien.
La jeune fille se mit à rire.
— Eh bien, cela m'étonnerait ! Messire de Montsalvy ne peut pas souffrir les La Trémoille, ni lui ni elle ! D'ailleurs, c'est bien simple : mes parents n'auraient jamais songé à lui, pour en faire éventuellement mon époux, s'il en était autrement.
Catherine sentit le sang abandonner ses joues et refluer vers son cœur.
Elle se hâta de cacher ses mains sous la soie bleue pour que Marguerite ne les vît pas-trembler.
— Un mariage ? articula-t-elle avec un petit rire forcé. Mes compliments
! Et je suppose que vous êtes très éprise de votre fiancé ? Il est fort beau et...
— Tout doux ! s'écria Marguerite en pinçant un brin de soie entre ses lèvres pour enfiler son aiguille. Rien n'est encore décidé et c'est fort bien ainsi. Mes- sire Arnaud est très beau, en effet, mais aussi très brutal à ce que l'on dit et, de toute façon, je ne l'aime pas.
Le ton décidé de la petite rendit un peu de vie à Catherine qui se sentait défaillir. Elle avait bien cru que sa vie s'arrêtait là. Mais si Marguerite n'aimait pas Arnaud...
— Lui vous aime peut-être ?
— Lui ? Il n'aime personne, que lui-même, et puis, dame Catherine, si vous voulez tout savoir : j'en aime un autre. Je vous le dis à vous parce que je vous aime bien et que vous êtes mon amie. Mais c'est un secret. Vous me le garderez, n'est-ce pas ?
— Bien entendu ! Soyez tranquille !
Elle respirait mais elle avait eu vraiment très peur et, si les Culant voulaient ce mariage, il risquait encore assez de se faire. Catherine sentit monter en elle un désir impérieux, irrésistible de revoir Arnaud. Ne reviendrait-il jamais de ce maudit sacre ? Elle ne pouvait tout de même pas courir les champs de bataille à sa recherche. Mais les semaines passèrent sans ramener Arnaud.
Quand vint l'automne, Catherine revit Jehanne et faillit ne pas la reconnaître tant elle était triste et abattue. La guerrière victorieuse d'Orléans avait fait place à une enfant amaigrie et inquiète. Après l'éclat sans pareil du sacre où elle avait pleuré de joie, après la joie immense de voir tomber devant elle les villages comme giboulées en mars, la Pucelle avait dû s'incliner devant les manœuvres tortueuses de La Trémoille, tout-puissant auprès du roi. Parce qu'un carreau d'arbalète l'avait blessée à l'épaule, devant la porte Saint-honoré, on l'avait obligée à quitter Paris, à se rabattre sur la Loire « pour hivernage » et l'armée avait traîné l'ange à sa suite comme une captive aux chaînes d'or.
— Ils disent que je dois me reposer, confia-t-elle à Catherine avec une indicible amertume. Mais j'aurais voulu voir Paris de plus près que je ne l'ai vu. Il fallait aller de l'avant, forcer la victoire. Dieu le voulait...
— Mais pas La Trémoille ! fit Catherine acerbe. Il vous déteste, Jehanne, et il vous jalouse. Pourquoi le roi écoute-t-il ce poussah orgueilleux ?
— Je ne sais...
Catherine alors n'avait pu retenir la question qui lui brûlait les lèvres.
Quand l'armée avait défilé dans les rues de Bourges, elle avait vainement cherché à l'avant-garde le chevalier à l'épervier d'argent. Nulle part elle n'avait vu Arnaud.
— Messire de Montsalvy ? Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, n'est-ce pas ?
Le visage tiré de Jehanne d'Arc s'était éclairé d'un sourire.
— Il va bien. Je l'ai laissé à Compiègne que tient, pour le roi, le sire de Flavy. Flavy est un bon soldat mais il a le cœur d'une bête sauvage. Messire Arnaud a été chargé par moi de le surveiller... discrètement. Son cœur, à lui, est loyal et fidèle et j'ai toute confiance en lui...
Pareil compliment, venant de Jehanne, avait empli Catherine d'une joie instinctive, atténuant un peu la déception de n'avoir point vu revenir Arnaud. Et tandis que Jehanne trompait son impatience en coups de main contre Saint-Pierre-le-Moûtier qu'elle enleva, et la Charité-sur-Loire où le routier Perrinet Gressard la tint en échec, Catherine reprit sa vie d'oraisons et d'éternelles broderies.
Une seule fois, à la Noël, elle vit une vraie fête i et put contempler les splendeurs de Mehun-sur-Yèvre où le duc Jean avait entassé une fantastique collection de joyaux, tapisseries, livres rares, œuvres d'art, intailles, peintures et sculptures. Le château lui- même était un joyau : un jaillissement de pierres , blanches et lisses issu des eaux vertes de l'Auron,
| des tours altières couronnées de pierre ciselée, des 1 toits bleus timbrés de girouettes dorées, une chapelle aérienne à force de sveltesse, une inoubliable vision de beauté. Là, solennellement, le roi conféra à Jehanne d'Arc et à ses parents des lettres de noblesse pour eux et leurs descendants, ainsi que des armoiries montrant sur champ d'azur une épée couronnée d'or et flanquée de deux lis. Mais ces hochets de vanité ne consolaient pas celle qui était devenue ainsi Jehanne du Lis. Elle ne s'attarda pas dans les délices de Mehun et regagna Bourges où elle logeait chez une femme de grande vertu, Marguerite La Touroulde. La reine Marie, dont Charles VII ne souhaitait guère la présence, en fit autant et revint en son palais.
Catherine, bien entendu, suivit avec Marguerite de Culant et les autres dames de parage. Pour une fois, elle était heureuse de retrouver la vie morne qui l'irritait tant depuis son arrivée. Elle n'avait pas aimé le regard énigmatique mais étrangement pesant que La Trémoille avait laissé peser sur elle pendant la cérémonie d'anoblissement. Et les yeux verts de sa femme n'étaient guère plus rassurants.
L'hiver passa. Revint le printemps avec ses frêles verdures. Revint aussi le temps des armes et Jehanne, rongée d'inaction, n'y tint pas. Apprenant que Philippe de Bourgogne assiégeait Compiègne, elle partit, un matin, à l'aube, avec une poignée de compagnons...
Un soir de la fin mai, Catherine avait été chargée par la reine Marie de surveiller le transport de ses pelisses de fourrure que, chaque fin de printemps, elle faisait porter chez son pelletier pour qu'il les fît nettoyer, vérifier et mettre en état pour l'hiver suivant. C'était une femme fort économe que la reine Marie et elle prenait le plus grand soin de ses vêtements. Catherine était donc partie, à cheval, avec les deux chariots qui transportaient les fourrures royales, pour le court trajet séparant le palais de la boutique du pelletier.
Maître Jacques Cœur avait sa demeure et son magasin au coin de la rue des Armuriers et de la rue d'Auron, juste en face de la maison du prévôt de Bourges, Léodepart, dont il avait épousé la fille Macée. Catherine était venue plus d'une fois chez les Cœur où l'avait conduite Marguerite de Culant. Ils étaient jeunes, aimables et toujours prêts à rendre service. Et puis leur maison, égayée par une nichée de cinq enfants, était l'une des plus vivantes de Bourges. Catherine aimait y venir et prenait plaisir soit à jouer avec les petits, soit à bavarder avec la douce Macée, soit à admirer les peaux de bêtes rares et précieuses que Jacques se procurait à grand-peine, à cause de la dureté des temps et des dangers des chemins.
Elle escomptait, ce soir-là, sa mission remplie, passer la soirée avec ses amis qui, certainement, la garderaient à souper comme ils ne manquaient jamais de le faire. Et Catherine se laissait bercer au pas de son cheval dans les derniers poudroiements d'or du soleil. Il ferait bon, ce soir, souper à l'ombre du gros tilleul dans le jardin des Cœur où les roses et le chèvrefeuille embaumaient jusque dans la rue. L'évocation de ce parfum amena à ses lèvres une chanson mélancolique, un vieux lai de Marie de France :