C'est seulement au coucher du soleil que Catherine prit le chemin du camp bourguignon. Il fallait attendre la trêve tacite que ramenait la nuit avant de pouvoir l'envoyer chez l'ennemi. Vers le soir donc, elle monta à cheval et, franchissant la porte, s'engagea sur le pont qui enjambait l'Oise. Un écuyer de Xaintrailles, portant une blanche bannière de parlementaire, la précédait...
Tandis que les sabots de sa monture sonnaient sur les planches épaisses du pont, Catherine se laissait porter sans même chercher à guider l'animal. Elle se sentait le cœur lourd, la tête vide, et retrouvait à peu près les mêmes impressions qu'à Orléans, ce jour terrible entre tous où elle était montée dans le tombereau qui devait la mener au gibet. La sensation que plus rien n'avait d'importance ! Elle ne cherchait même pas à imaginer comment Philippe la recevrait, ni ce qu'elle lui dirait. Elle était décidée à faire l'impossible pour sauver Jehanne, obtenir au moins sa mise à rançon. Et ses projets d'avenir n'allaient pas au-delà.
Sur son dos, du haut des tours, elle sentait le poids des regards de tous ces hommes qui la regardaient partir : Xaintrailles, le gros et bestial Flavy qu'elle avait aperçu au moment de monter à cheval et tous les soldats penchés aux créneaux. Elle était prise entre deux murailles d'hommes implacables : ceux de Jehanne, ceux de Philippe qui renforçaient les Anglais et Arnaud, le plus cruel de tous, aux prises avec la mort au fond d'un monastère ! Un piège dont elle n'avait pas assez de forces pour se défaire.
Aux avant-postes, le pont une fois franchi, l'écuyer leva le drapeau. Elle entendit donner son nom au premier archer qui se présenta et dire que, dame de Bourgogne, elle désirait s'entretenir avec le duc Philippe. L'archer alla chercher un officier qui dépêcha un sergent vers la tente monumentale, énorme et écarlate dans le soir tombant. Passive, Catherine attendait, résignée à tout. Elle ne voulait même pas penser à Arnaud car son souvenir lui faisait mal comme une blessure que l'on ravive...
Le sergent revint bientôt, courant de toute la vitesse de ses jambes dans la poussière. Il semblait dans tous ses états.
— Messire Toison d'Or, roi d'armes de Bourgogne, arrive dans l'instant, Madame, s'écria-t-il. Il a bien voulu se déranger pour vous.
Le nom de Toison d'Or arracha à la visiteuse un sourire amer. Allait-on toujours le lui jeter au visage ? Mais son attention fut vite détournée par l'apparition véritablement fantastique qui, sortant du tref ducal, venait vers elle au galop d'un cheval. Un homme portant par-dessus l'armure une cotte d'armes éblouissante de soie et d'or qui reproduisait les blasons de toutes les possessions bourguignonnes. Et, sur cette cotte, un collier d'émaux et d'or large comme une collerette, au centre duquel pendait l'effigie d'un mouton d'or attaché par le ventre. Une toque empanachée complétait le costume fastueux de cet homme qui accourait. Approchant de Catherine, il sauta de cheval et courut à elle, les deux mains tendues.
— Catherine !... Chère Catherine ! Je n'espérais plus vous revoir !
Avec un étonnement mêlé de joie qui secoua un peu la torpeur où elle s'enlisait, Catherine reconnut son ami Jean Lefebvre de Saint-Rémy et, spontanément, lui tendit aussi les mains.
— Jean ! Comme je suis heureuse de vous rencontrer. Mais que vous voilà beau !
Instinctivement, elle retrouvait pour lui le ton léger et familier de leurs anciennes relations et cela lui fut salutaire. Elle se ressaisit, retrouva tout son contrôle d'elle-même. Cependant, Saint-Rémy pivotait sur ses talons avec des mines de gravure de mode et terminait par un profond salut.
— Voyez en moi, ma chère amie, le roi d'armes Toison d'Or, élu à l'unanimité par les membres du collège héraldique de Bourgogne. Je suis devenu un grand personnage. Comment me trouvez-vous ?
— Magnifique ! Mais, Jean, c'est le duc que je voudrais voir. Pensez-vous qu'il me recevra ?
Le sourire s'effaça du visage de Saint-Rémy qui se rembrunit.
— Il vous attend ! Mais il n'est pas de bonne humeur, sachez-le. Il y a si longtemps, en fait, qu'il vous attend ! Où étiez-vous passée ? Et comme vous voilà faite ! Oh, vous êtes toujours aussi belle mais vous avez maigri... et puis, vous semblez lasse.
— Je le suis, mon ami. Lasse de tout, croyez- moi !
Le nouveau roi d'armes hocha tristement la tête et prit la bride du cheval de la jeune femme.
— J'espère que Monseigneur Philippe saura ramener le sourire dans vos yeux. Notre Cour a moins d'éclat depuis que vous avez disparu.
— Vous avez une duchesse...
— Elle a beaucoup d'allure, son éducation est parfaite et sa beauté incontestable. Mais elle est un peu statue et je la trouve froide. Venez vite.
Je bavarde, je bavarde et Monseigneur attend. Il est inutile d'augmenter sa colère !
Quelques instants plus tard, Catherine sautait de cheval devant l'entrée de la tente ducale, où veillaient deux soldats de la garde personnelle.
Instinctivement, Catherine chercha le plumet blanc de Jacques de Roussay mais le jeune capitaine n'était visible nulle part. Précédée de Saint-Rémy un peu nerveux tout à coup, elle pénétra dans l'immense pavillon de velours pourpre et de drap d'or. Une seconde après, elle était en face de Philippe le Bon.
En revoyant le duc, Catherine eut l'impression qu'il avait vieilli. Ses traits avaient quelque chose de plus accentué et d'un peu figé. Cela tenait peut-
être aussi aux ombres mouvantes des flambeaux déjà allumés et posés un peu partout. Il se tenait debout, très droit, auprès d'une table qui supportait un gros évangéliaire d'ivoire, une main posée dessus, dans une attitude de hauteur qui devait lui être devenue naturelle mais qui avait quelque chose d'un peu trop pompeux et officiel. Il portait le harnois de guerre avec, autour du cou, un grand collier d'or, où alternaient des briquets et des bouquets de flammes. Le même mouton d'or plié en deux terminait ce joyau, tout comme celui du roi d'armes.
Lentement, mais sans courber la tête, Catherine plia le genou, retrouvant d'instinct le vieux salut féodal en face de celui en qui elle ne voulait voir pour le moment que le suzerain. Le costume masculin qu'elle portait eut d'ailleurs rendu ridicule la révérence. Mais, d'un geste bien féminin, elle fit glisser sur ses épaules le capuchon noir qui enserrait sa tête, livrant aux lumières l'or de sa chevelure tressée. Philippe n'avait même pas cillé. Ses yeux gris demeuraient attachés au visage de Catherine sans qu'aucun sourire vînt en atténuer la dureté. Ce fut lui, pourtant, qui parla le premier.
— Vous voilà tout de même, Madame ? Je n'espérais plus vous revoir jamais. En vérité, je vous ai crue morte et je m'étonne de votre audace. Vous disparaissez deux ans... ou peu s'en faut et, tout soudain, vous revenez et réclamez audience comme si vous vous étiez toujours comportée convenablement et comme si cette faveur vous était due !
En parlant, la voix brève de Philippe s'élevait peu à peu. Catherine eut l'impression qu'il cherchait à monter lui-même sa colère et décida de payer d'audace.
— Pourquoi donc me l'avoir accordée si je n'y avais point droit ?
— Pour voir si je vous reconnaîtrais ; si vous étiez toujours semblable au souvenir que je gardais de vous. Grâce au ciel, il n'en est rien ! Vous avez beaucoup changé, Madame... et pas à votre avantage !
La brutalité de Philippe, son manque total de la plus élémentaire courtoisie n'impressionnèrent pas Catherine. Il y avait longtemps qu'il avait perdu le pouvoir de lui faire peur. Si même il l'avait jamais possédé ! Tout au contraire, cela l'aida à retrouver la pleine possession d'elle-même et elle se permit un mince sourire.
— Vous ne supposez pas, Monseigneur, que je suis venue jusqu'à vous pour vous prier de remplacer mon miroir ? Ces deux années écoulées vous ont été douces, profitables même. Pour moi, elles ont été deux années de misère et de souffrance.
— Qui donc vous obligeait à tant souffrir ?
Personne ! Et ne vous imaginez pas que je les regrette ! J'ai souffert, oui, mais j'ai du moins cessé de me mépriser.