L'éclair de colère qui brilla dans les yeux de Philippe fit comprendre à Catherine qu'elle avait été trop loin et que, si elle poursuivait sur ce ton, son ambassade serait gravement compromise dès le départ. Or, elle n'avait, tout compte fait, rien à reprocher à Philippe et elle désirait obtenir de lui une faveur insigne. Elle fit aussitôt marche arrière.
— Pardonnez-moi ! Mes paroles ont dépassé ma pensée. Je voulais dire seulement que, puisque vous alliez prendre femme, je n'avais plus rien à faire auprès de vous. J'ai appris que vous étiez marié... heureux, je pense ?
— Très !
— Vous m'en voyez ravie. Les prières que j'ai faites pour votre bonheur ont, du moins, été exaucées...
Un silence pesant tomba entre eux, troublé seulement par le grésillement des chandelles et par le bâillement prolongé d'un grand lévrier couché près de la porte. Catherine ne savait plus comment reprendre le dialogue et cherchait une idée. Mais, brusquement, Philippe quitta sa pose hiératique et, arrachant le large chapeau de feutre noir, orné d'une plume de héron et d'une boucle de rubis qui le coiffait, fit le tour de la table et saisit Catherine par le poignet.
— Assez de faux-fuyants et de paroles officielles ! J'ai droit, je pense, à une explication. Voilà deux ans... deux ans, tu m'entends, que je l'attends.
Pourquoi m'as-tu quitté ?
Le tutoiement ancien fit voler la gêne en éclats. Catherine se sentit sur un terrain solide.
Je te l'ai dit : parce que tu allais te marier. J'ai trop d'orgueil pour accepter une seconde place et je ne voulais pas, après ce que j'avais été pour toi, servir de risée aux gens de ta Cour.
Une surprise sincère se peignit sur la figure de Phi- lippe. -
— De risée ? Étais-je donc, à tes yeux, un si pauvre prince que tu me jugeais incapable de t'assurer un rang conforme à celui que je t'avais donné ? Toi qui pleurais notre fils ?
Catherine refusa de se laisser attendrir par le souvenir de l'enfant.
Oh bien sûr, je pense que tu songeais à me marier... une fois de plus !
Quel mari postiche me destinais-tu cette fois, après ce malheureux Garin dont tu avais si froidement exploité la terrible infirmité ? Saint-Rémy ?
Lannoy, Toulongeon ? Lequel de tes seigneurs était prêt à épouser ta maîtresse pour te plaire... et à fermer soigneusement les yeux ensuite ?
— Aucun ! Je n'ai jamais admis de te partager avec personne. Je t'aurais faite duchesse, princesse indépendante... tu aurais pu choisir celui de mes états qui t'aurait convenu. Comme si tu ne savais pas que je t'aimais plus que tout au monde... comme si je ne t'en avais pas donné assez de preuves ! Et tout récemment encore. Sais-tu ce que c'est que cela ?
Il arrachait d'un geste brutal son grand collier d'or et le mettait sous le nez de la jeune femme.
— Le sais-tu ?
— Mais oui, répondit-elle doucement... La Toison d'Or. L'ordre que tu as créé en l'honneur de ton mariage.
— Mon mariage ? À qui crois-tu que je pensais en lui donnant ce nom ? Qui a jamais étalé, auprès de moi, la plus merveilleuse des toisons d'or ? Qui ai-je jamais appelé ainsi, sinon toi ?
Avec rage, il lança le joyau dans un coin de la tente et, d'un geste vif, saisit la tête de Catherine,
déroula ses tresses, avec l'habileté qu'il apportait dans tout ce qui touchait la femme. Les lourds cheveux étincelants croulèrent sur les épaules de la jeune femme, ensevelissant le costume de daim noir, lui restituant comme par miracle sa splendeur ancienne. Puis, il la traîna devant le grand miroir de Venise qui décorait l'une des parois.
— Regarde ! Qui donc possède la vraie Toison d'Or?
Mais il ne lui laissa même pas le temps de se regarder. Avec une passion qu'il ne contrôlait plus, il l'avait prise dans ses bras et l'écrasait contre sa poitrine sans souci de la meurtrir aux pièces de fer de son armure.
— Catherine... Je t'aime toujours. Je n'ai jamais pu t'oublier...
— Tu le pourras maintenant... puisque j'ai tellement changé.
— Mais non... tu n'as pas tellement changé ! J'ai dit cela parce que, depuis deux ans, la colère m'étouffait. J'aurais pu dire n'importe quoi. Tu es toujours aussi belle, quoique plus maigre. Mais tes yeux n'en sont que plus grands, ta taille plus étroite. Catherine... mon amour. Je t'ai si souvent, si longtemps appelée... ma douce, ma belle, mon irremplaçable...
Prestement, il avait ouvert le col du pourpoint de daim pour trouver le creux tendre du cou, y enfouissait son visage. Prisonnière de ses bras solides, à demi renversée en arrière, Catherine se sentit défaillir. Le vieux charme qui, si longtemps, l'avait attachée à cet homme étrange et séduisant s'emparait d'elle à nouveau, curieusement puissant. Dans quelques secondes, il l'enlèverait dans ses bras, l'emporterait jusqu'au grand lit drapé d'or qui luisait doucement dans les profondeurs de la tente et elle n'aurait plus assez de forces pour résister à son désir... Mais, le temps d'un éclair, elle eut la vision d'Arnaud mourant, étendu sur l'étroite couchette de sa cellule, Arnaud à qui elle appartenait corps et âme. Qu'étaient les plaisirs charnels de jadis auprès de cette plénitude que lui seul savait lui donner ? Leurs amours violentes, sans tendresse, aussi cruelles qu'un combat où chaque adversaire guette la défaillance de l'autre, avaient malgré tout plus de saveur et de prix que les caresses de Philippe. Une révolte souleva tout le corps de Catherine.
Doucement, mais fermement, elle écarta le duc...
— Pas maintenant ! Laisse-moi !
Il la lâcha aussitôt, recula de quelques pas, les sourcils déjà froncés.
— Pourquoi ? À la fin, que veux-tu de moi, qu'es- tu venue chercher si tu n'es point venue renouer le fil de notre amour ?
Catherine hésita un instant. Le moment était-il bien choisi, à l'instant même où elle le décevait ? Mais, de toute façon, il fallait en finir.
— Je suis venue te demander une grâce, fit-elle calmement.
— Une grâce ?
Soudain, il éclata de rire, un vrai fou rire qui n'avait rien de forcé et qui le jeta, vidé de ses forces, sur un large fauteuil d'ébène. Il riait, il riait tellement, sans parvenir à retrouver son souffle, que Catherine, peu à peu, sentit la colère l'envahir.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de si drôle ! dit- elle, un peu pincée.
— Drôle ?
Son rire s'arrêta net et il se releva, revint vers elle.
— Mon ange, ta naïveté n'a d'égale que ton inconscience. Tu m'as déjà tellement demandé de grâces que j'aurais dû deviner que tu en avais encore une en réserve. C'est une manie chez toi ! Qui donc veux-tu sauver, maintenant ?
— Jehanne la Pucelle.
Le nom tomba comme un boulet. Le visage, encore souriant, de Philippe se ferma instantanément. Comme s'il avait peur, cette fois, il s'éloigna de Catherine, remit entre elle et lui le rempart de la table.
— Non ! dit-il seulement.
La jeune femme cacha derrière son dos ses mains qui se mettaient à trembler. Philippe, elle le sentait bien, lui échappait à cette minute. D'un seul coup, l'amant passionné avait disparu derrière la silhouette rigide du duc de Bourgogne. Elle eut un faible sourire.
— Je me suis mal exprimée. Je suis venue te prier de fixer la rançon de la Pucelle comme les lois de la guerre t'en font un devoir. Quel que soit le prix, il est accepté d'avance.
— Les lois de la guerre ne concernent pas les suppôts de Satan. Cette fille est une sorcière, non un chevalier !
— Quelle absurdité ! Jehanne, une sorcière ? Elle est la loyauté, la limpidité, le pur courage et l'ardente piété. Il n'est pas de candeur plus grande que la sienne. Tu ne la connais pas...
— Tu la connais, toi, à ce qu'il paraît ?
— Je lui dois la vie. Et j'entends bien payer ma dette. On dit que tu songes à la livrer aux Anglais... mais j'ai refusé d'y croire.
— Et pourquoi, s'il te plaît ?
— Parce que ce serait indigne de toi... Indigne de cet ordre de chevalerie dont tu es si fier, s'écria Catherine, un doigt pointé vers le magnifique collier qui brillait faiblement parmi les soies touffues du tapis... et aussi parce que cela ne te porterait pas bonheur. Elle est, bien réellement, l'envoyée de Dieu!