Mais à peine avaient-ils trouvé une place, que son attention fut appelée par John Thorpe, qui se tenait derrière elle:
– Quoi donc, quoi donc! miss Morland, disait-il, qu’est-ce que cela signifie? Je croyais que nous devions danser ensemble.
– Je m’étonne que vous l’ayez cru, vous ne m’aviez pas invitée.
– C’en est une bonne, par Jupiter! Je vous ai invitée dès mon arrivée, et j’allais justement vous inviter de nouveau, mais vous étiez partie. Un sacré tour que vous me jouez là! Je suis venu pour danser avec vous, et je crois bien que vous étiez engagée envers moi depuis lundi. Oui, oui, je me souviens, je vous ai invitée pendant que vous attendiez votre manteau dans le vestibule. J’ai annoncé à tous mes amis que j’allais danser avec la plus jolie fille de Bath. S’ils vous voient avec un autre, ils me blagueront fameusement.
– Mais non, mais non, ils ne penseront jamais que je sois la personne que vous leur avez décrite ainsi.
– Par les cieux! s’ils ne le pensent pas, je les jetterai hors d’ici à grands coups de pied, comme des ganaches. Quel compagnon avez-là? (Catherine satisfit sa curiosité.) Tilney, répéta-t-il, hum! Je ne le connais pas. Bonne tournure, bien bâti. A-t-il besoin d’un cheval? J’ai ici un ami, Sam Fletcher, qui en a un à vendre. Une fameuse bête pour la route; quarante guinées seulement. J’ai eu cinquante fois envie de l’acheter, car c’est une de mes maximes: quand vous rencontrez un bon cheval, achetez-le; mais celui-là n’est pas ce qu’il me faut: il ne vaudrait rien pour galoper à travers champs. Je donnerais de l’argent pour un bon hunter. J’en ai maintenant trois, les meilleurs qu’on ait jamais montés. Je ne les céderais pas pour huit cents guinées. Fletcher et moi avons l’intention de prendre une maison dans le Leicestershire, à la saison prochaine. C’est bougrement inconfortable de vivre à l’auberge.
Ce fut la dernière sentence dont il put fatiguer Catherine, car un irrésistible flot de jupes l’emporta. M. Tilney se rapprocha.
– Ce monsieur, lui dit-il, aurait lassé ma patience s’il était resté avec vous une demi-minute de plus. Nous avons fait un contrat d’amabilité réciproque pour un soir, et l’amabilité de chacun de nous appartient à l’autre tout ce temps-là. Personne ne peut forcer l’attention de l’un sans attenter aux droits de l’autre. Je considère la contredanse comme l’emblème du mariage. Là et là, miss Morland, la fidélité et l’affection sont les devoirs principaux; et les gens qui ne sont disposés ni à danser ni à se marier n’ont rien à faire avec les danseuses ou les femmes de leurs voisins.
– Ce sont là choses si différentes…
– … que vous croyez qu’elles ne peuvent être comparées?
– Je le crois. Les gens qui se marient ne peuvent jamais se séparer. Ceux qui dansent se tiennent en face l’un de l’autre dans une grande salle, pendant une demi-heure.
– Et telle est votre définition du mariage et de la danse. Sous ce jour, certainement leur ressemblance n’est pas frappante: mais je veux bien les voir de votre point de vue. Vous en conviendrez: dans les deux cas, l’homme a la faculté de choisir, la femme, seulement celle de refuser; dans les deux cas, il y a entre l’homme et la femme un engagement formé pour l’avantage de chacun; une fois cet engagement conclu et jusqu’à sa dissolution, ils appartiennent exclusivement l’un à l’autre: c’est le devoir de chacun de ne donner à son partenaire nul motif de regretter n’avoir pas disposé autrement de soi; c’est l’intérêt de chacun de ne pas s’attarder complaisamment aux perfections des étrangers et de ne pas s’imaginer qu’avec eux la vie eût été plus belle. Me concédez-vous tout cela?
– Oui, et tout cela est bel et bon: pourtant ce sont choses bien différentes. Je ne puis les voir sous le même angle ni croire qu’elles comportent les mêmes devoirs.
– À certain égard, il y a, en effet, une différence. Dans le mariage, l’homme est supposé subvenir aux besoins de la femme, la femme rendre la maison agréable à son mari. Il ravitaille et elle sourit. Dans la danse, ces obligations sont exactement inverses: à lui, incombent les gracieusetés et les complaisances, tandis qu’elle fournit l’éventail et l’eau de lavande. C’était, j’imagine, la différence de devoirs qui vous paraissait rendre impossible une comparaison.
– Non, vraiment, je ne pensais pas à cela.
– Alors je n’y suis plus. Pourtant, une remarque encore. Cette disposition de votre esprit est plutôt alarmante. Vous niez toute similitude dans les obligations; ne puis-je pas de cela inférer que vos notions des devoirs d’une personne qui danse ne sont pas aussi précises que pourrait le souhaiter votre partenaire? N’ai-je pas raison de craindre que si le gentleman qui vous parlait tout à l’heure revenait ici, ou si quelque autre gentleman s’adressait à vous, rien ne vous dissuaderait de prolonger la conversation avec lui?
– M. Thorpe est un ami intime de mon frère. S’il me parle, je dois lui répondre; mais, outre lui, il y a à peine trois jeunes gens dans la salle que je connaisse.
– Et c’est ma seule sauvegarde? hélas, hélas!
– Mais… vous ne sauriez en avoir de meilleure; car si je ne connais pas les gens, je ne leur parlerai pas, et, au surplus, je ne désire parler à personne.
– Vous venez de me donner une sécurité de bon aloi, et je puis continuer. Trouvez-vous Bath aussi agréable que lorsque j’eus l’honneur de m’en enquérir déjà?
– Oui, certes; et plus encore. Vraiment.
– Plus encore! Prenez garde, ou vous oublierez d’en être fatiguée en temps convenable. On doit en être fatigué au bout de six semaines.
– Je ne pense pas que je puisse m’en fatiguer, quand j’y resterais six mois.
– Bath, au prix de Londres, est fastidieux, et chacun fait cette découverte chaque année. Pour six semaines, je veux que Bath soit assez agréable; mais, ce temps passé, c’est le plus ennuyeux séjour qui soit. Vous entendrez dire cela par des gens de toute catégorie, qui viennent régulièrement chaque hiver étirer leurs six semaines en dix ou douze, et qui s’en vont enfin parce qu’ils ne peuvent pas se permettre de rester plus longtemps.
– Soit. Il faut donc juger par soi-même. Et les gens qui connaissent Londres peuvent dédaigner Bath. Mais moi, qui habite un petit village perdu dans la campagne, je ne peux vraiment pas trouver Bath plus monotone que mon village: il y a ici une variété de distractions, une variété de choses à voir et à faire…
– Vous n’aimez pas beaucoup la campagne?
– Si, beaucoup. J’y ai toujours vécu et j’y ai toujours été heureuse. Mais certainement il y a plus de monotonie dans la vie de campagne que dans la vie de Bath. Une journée à la campagne est semblable à la journée suivante et à toutes les autres.
– Mais vous employez votre temps d’une façon plus raisonnable, à la campagne.
– Croyez-vous?
– Ne croyez-vous pas?
– Je ne crois pas qu’il y ait grande différence.