Thorpe déclara qu’il serait inutile d’essayer de rattraper les Tilney; ils tournaient l’angle de Brock Street quand il les avait abordés; ils étaient donc chez eux maintenant.
– Alors je les rejoindrai, dit Catherine; où qu’ils soient, j’essayerai de les retrouver. Mais c’est assez parler. Après avoir à bon escient refusé une chose, je ne me la laisserai certes pas imposer par surprise.
Sur ces mots, elle s’éloigna brusquement. Thorpe voulait courir après elle, mais Morland le retint.
– Qu’elle s’en aille donc, puisqu’elle veut s’en aller. Elle est aussi entêtée qu’…
Thorpe ne compléta pas sa comparaison, qui sans doute n’eût pas été des plus délicates.
Catherine allait, allait, aussi vite que le lui permettait la foule, inquiète d’une poursuite, mais bien résolue à persévérer. En marchant, elle réfléchissait à ce qui venait de se passer. Il lui était pénible de les désappointer et de leur déplaire, surtout de déplaire à son frère; mais elle ne se repentait pas de sa résistance. Mettant ses préférences de côté, – manquer une seconde fois à son engagement envers Mlle Tilney, rétracter une promesse faite de bon gré cinq minutes auparavant, et cela sous un faux prétexte, eût été mal. Elle ne les avait pas contrecarrés au seul bénéfice de ses propres désirs, puisque ses désirs précisément l’eussent entraînée vers Blaize Castle; non, elle avait tenu compte de ce qu’elle devait aux autres et à la dignité de son caractère. Toutefois sa certitude d’avoir raison ne suffisait pas à la calmer: tant qu’elle n’aurait pas parlé à Mlle Tilney, elle ne serait pas tranquille. Elle sortit sans encombre du Crescent, et c’est en courant presque qu’elle atteignit le haut de Milsom Street. Si rapides avaient été ses pas, que les Tilney, malgré leur avance, venaient à peine de rentrer quand elle arriva en vue de leur logis. Le domestique était encore sur le seuil de la porte; elle lui dit, sans plus, qu’elle devait voir Mlle Tilney sur l’heure, rapide, le précéda dans l’escalier et, ouvrant à tout hasard une porte, elle se trouva inopinément en présence du général Tilney, de son fils et de sa fille. Ses explications – auxquelles il ne manquait rien que d’être des explications (les nerfs en émoi, le souffle coupé…) – elle les donna aussitôt:
– Je suis venue en grande hâte; c’est un malentendu; je n’ai jamais promis d’aller avec eux; dès le début, je leur ai dit que je ne le pouvais pas; j’ai couru, couru, pour vous expliquer cela; vous penserez de moi ce que vous voudrez; je ne pouvais pas attendre le domestique.
Malgré ce discours ou grâce à lui, l’énigme peu à peu se dissipa. Catherine apprit que John Thorpe l’avait, en effet, excusée, et Mlle Tilney ne dissimula pas la surprise que lui avait causée cette excuse. Henry avait-il été contrarié, lui aussi? Catherine ne put en décider; elle avait pris soin pourtant de s’adresser, dans sa plaidoirie, autant au frère qu’à la sœur. D’ailleurs, quel que fût leur état d’esprit avant que Catherine entrât, tout fut amical autour d’elle dès ses premiers mots.
L’incident clos, Mlle Tilney la présenta à son père, qui lui témoigna la plus vive sollicitude. Sans prendre garde à ce qu’il y avait eu d’extraordinairement rapide dans l’entrée de la jeune fille, il se montra fort irrité contre le domestique qui, par sa négligence, l’avait réduite à ouvrir elle-même la porte de l’appartement. À quoi pensait donc William? Il ferait une enquête à ce sujet. – Et peut-être William, si Catherine n’avait chaleureusement plaidé sa cause, eût-il perdu, sinon sa place, la faveur de son maître.
Au bout d’un quart d’heure, Catherine se leva pour prendre congé. Le général Tilney la surprit agréablement en la priant à dîner et en l’engageant à passer avec sa fille le reste de la journée. Mlle Tilney joignit ses vœux à ceux de son père. Catherine remercia. Elle était très flattée, mais ne pouvait dire «oui»: M. et Mme Allen l’attendaient d’une minute à l’autre. Le général s’inclina devant les droits de M. et Mme Allen. Mais, un autre jour, qu’on pourrait les avertir à temps, peut-être ne refuseraient-ils pas de se priver de Catherine en faveur d’Éléonore. Oh! Catherine était sûre qu’ils ne feraient aucune objection, et elle aurait grand plaisir à venir. Le général accompagna Catherine jusqu’à la porte de la rue et, tout en descendant l’escalier, il lui faisait mille compliments, admirait l’élasticité de sa marche, etc., et, comme ils se séparaient, il lui fit un des saluts les plus gracieux qu’elle eût jamais vu faire.
Charmée du résultat de sa visite, Catherine se dirigea allègrement vers Pulteney Street. Elle marchait, se disait-elle, avec quelle élasticité! ce dont elle ne s’était encore jamais aperçue. Elle arriva à la maison sans avoir rencontré personne du groupe Thorpe. Elle était donc victorieuse; sa promenade avec les Tilney était assurée; cependant l’agitation de ses esprits durait encore: Catherine commença à douter qu’elle eût tout à fait bien agi. Il est toujours noble de se sacrifier, et, en l’occurrence, avoir mécontenté une amie, courroucé un frère, ruiné un projet cher à tous deux, tout cela ne laissait pas de lui troubler la conscience. Pour savoir si elle s’était conduite comme il fallait, elle voulait avoir l’avis d’une personne impartiale: elle parla devant M. Allen du projet à demi arrêté des Thorpe et de son frère pour le lendemain. M. Allen leva la tête:
– Pensez-vous les accompagner?
– Non. Je suis engagée avec Mlle Tilney. Et à cause de cela je ne pourrai les accompagner, n’est-il pas vrai?
– Certes, et heureux suis-je que vous n’y pensiez pas. Il n’est pas convenable que des jeunes gens et des jeunes filles parcourent ainsi le pays en cabriolet. De temps en temps, passe encore. Mais aller ensemble d’auberge en auberge, ce n’est pas correct, et je m’étonne que Mme Thorpe le permette. Je suis heureux que vous ne songiez pas à être de ces parties: elles ne plairaient pas à Mme Morland. N’êtes-vous pas, madame Allen, de mon avis? Ne trouvez-vous rien à reprendre à ces façons-là?
– Oui, je suis tout à fait de votre avis, en vérité. Les voitures découvertes sont de bien horribles choses! Cela vous gâche en cinq minutes une toilette fraîche. En montant, vous êtes éclaboussée; en descendant, aussi; et le vent pousse vos cheveux et votre chapeau de tous les côtés. Pour moi, je hais les voitures découvertes.
– Je sais. Mais là n’est pas la question. Ne trouvez-vous pas d’un mauvais effet que des jeunes filles et des jeunes gens parcourent le pays en voiture découverte? insista M. Allen.
– Oui, ma chère Catherine, d’un très mauvais effet, en vérité. Je ne puis supporter de voir cela.
– Chère Madame, alors pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt? Si j’avais su que ce fût incorrect, je ne serais pas sortie avec M. Thorpe. Mais je pensais que vous ne me laisseriez jamais faire quelque chose qui vous parût hors de propos.
– Et ainsi ferai-je, ma chère, vous pouvez en être sûre. Comme je l’ai dit à Mme Morland en la quittant, je ferai pour vous tout ce qui sera en mon pouvoir. Mais nous ne devons pas être trop exigeants. La jeunesse sera toujours la jeunesse, ainsi que votre bonne mère le dit elle-même. Vous vous souvenez bien que je vous ai conseillé, au début de notre séjour ici, de ne point acheter cette mousseline brodée. Mais vous n’avez pas voulu m’écouter. La jeunesse n’aime pas qu’on la contrarie sans cesse.