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– Mais, dans le cas qui nous occupe, il s’agissait d’un fait de réelle importance, et vous ne m’auriez pas trouvée difficile à persuader.

– Jusqu’ici le mal n’est pas grand, dit M. Allen. Je voulais seulement vous conseiller, ma chère, de ne pas sortir avec M. Thorpe.

– C’est juste ce que j’allais dire, ajouta sa femme.

Catherine apaisée en sa conscience, se sentit naître des scrupules pour Isabelle: après un instant de réflexion, elle demanda à M. Allen s’il ne serait pas expédient qu’elle écrivît à Mlle Thorpe pour la mettre en garde. Elle se disait qu’Isabelle, en son ignorance, irait peut-être à Clifton le lendemain. M. Allen la dissuada d’écrire.

– Il vaut mieux ne pas vous occuper de cela, ma chère, dit-il. Isabelle est d’âge à savoir ce qu’elle a à faire, et, si elle ne le sait pas, sa mère est là. Mme Thorpe, sans aucun doute, est trop indulgente; mais il n’importe: mieux vaut que vous n’interveniez pas. Votre amie et votre frère persisteraient dans leur projet et vous ne récolteriez que de la rancune.

Catherine se soumit, troublée pourtant à la pensée que son amie restât exposée à faire une chose incorrecte, et, quant à elle, heureuse que sa conduite eût l’agrément de M. Allen. Grâce à lui, elle avait la bonne fortune d’être maintenant sur ses gardes. Avoir échappé à l’excursion de Clifton était dès lors une délivrance. Qu’auraient pensé les Tilney si elle avait failli à sa promesse: si elle s’était rendue coupable d’une infraction aux convenances, pour se donner le loisir d’en commettre une autre?

XIV

Il faisait beau le lendemain, et Catherine s’attendait à une nouvelle attaque du groupe Thorpe. Sûre de l’appui de M. Allen, elle était sans crainte; mais elle préférait éviter une lutte où la victoire même eût été pénible. À sa joie, nul Thorpe ne se manifesta. Les Tilney vinrent la chercher à l’heure dite.

À ce moment aucune difficulté ne surgit: point d’invitation inopinée ni d’impertinente intrusion. Et mon héroïne – est-ce assez anormal! – put remplir un engagement pourtant conclu avec le héros lui-même. Ils décidèrent d’aller à Beechen Cliff et se mirent en route.

– Jamais je n’ai regardé cette colline sans penser au midi de la France, dit Catherine.

Henry, un peu surpris:

– Vous avez été sur le continent?

– Oh, non! C’est un souvenir de lecture. Je pense si souvent au pays où voyagèrent Émilie et son père dans les Mystères d’Udolphe. Mais, sans doute, vous ne lisez pas de romans.

– Pourquoi donc?

– Parce que ce n’est pas assez sérieux. Les messieurs lisent des livres plus graves.

– Ce n’est pas faire preuve d’esprit que de ne pas se plaire à la lecture d’un bon roman. J’ai lu tous les ouvrages de Mme Radcliffe, et avec grand plaisir. J’ai lu les Mystères en deux jours; mes cheveux se dressaient sur ma tête.

– Oui, ajouta Mlle Tilney, vous aviez commencé à me les lire. Appelée pour cinq minutes hors de la chambre, quand j’y rentrai, je ne vous trouvai plus: vous aviez emporté le volume à Hermitage Walk.

– Merci, Éléonore. Voilà un témoignage décisif. Vous voyez, miss Morland, que vos soupçons étaient injustes. Cinq minutes, c’était trop long à mon impatience; au mépris de mes promesses, j’abandonnai ma sœur au moment le plus pathétique, et je m’enfuis avec le volume, qui pourtant lui appartenait. Voilà qui va me mettre dans vos bonnes grâces.

– Comme vous me faites plaisir! Maintenant je n’aurai plus honte d’aimer Udolphe. Mais, je vous assure, je croyais que les jeunes gens méprisaient fort les romans.

– Ce mépris des jeunes gens pour les romans est peut-être excessif: ils en lisent autant que les femmes. Pour ma part, j’en ai lu des centaines et des centaines. Ne vous imaginez pas pouvoir rivaliser avec moi dans la connaissance des Julias et des Louisas. Si, passant aux détails, nous nous engageons dans l’enquête interminable des «Avez-vous lu ceci?» et «Avez-vous lu cela?» bientôt je vous laisserai aussi loin derrière moi que… – je cherche une comparaison topique -… aussi loin que votre amie Émilie elle-même laissa le pauvre Valencourt quand elle accompagna sa tante en Italie. Considérez que j’ai sur vous maintes années d’avance. Je faisais mes études à Oxford, que vous étiez une bonne petite fille qui peinait sur son marquoir.

– Pas très bonne, je crains. Mais, dites-moi, vraiment, ne trouvez-vous pas Udolphe le livre le plus joli qui soit?

– Le plus joli? par quoi vous entendez, je suppose, le plus joliment relié.

– Henry, dit Mlle Tilney, vous êtes très impertinent. Miss Morland, il vous traite absolument comme il traite sa sœur. Toujours il me cherche noise pour quelque incorrection de langage, et voilà qu’il prend avec vous la même liberté. Le mot «joli», employé comme vous avez fait, ne le satisfait pas. Il vaut mieux que vous en choisissiez un autre tout de suite, sinon nous serons écrasées de Johnson et Blair tout le long du chemin.

– Je ne croyais pas dire quelque chose d’inexact. C’est un joli livre. Et pourquoi n’emploierais-je pas ce mot?

– Très bien, dit Henry, et la journée est très jolie, et nous faisons une très jolie promenade, et vous êtes deux très jolies filles. Oh! c’est un joli mot, vraiment. Il convient à toutes choses. Aujourd’hui n’importe quel éloge sur n’importe quel sujet est compris dans ce mot.

– Venez, miss Morland; qu’il médite sur nos fautes, du haut de son érudition, pendant que nous louerons Udolphe dans les termes qu’il nous plaira. C’est un livre des plus intéressants. Vous aimez beaucoup ce genre de lecture?

– À dire vrai, je n’en aime guère d’autres.

– Vraiment?

– J’aime aussi les vers; les pièces de théâtre et les voyages me plaisent assez. Mais l’histoire, la solennelle histoire réelle ne m’intéresse pas. Et vous?

– J’adore l’histoire.

– Comme je vous envie! J’en ai lu un peu, par devoir; mais je n’y vois rien qui ne m’irrite ou ne m’ennuie: des querelles de papes et de rois, des guerres ou des pestes à chaque page, des hommes qui ne valent pas grand’chose, et presque pas de femmes, – c’est très fastidieux; et parfois je me dis qu’il est surprenant que ce soit si ennuyeux, car une grande partie de tout cela doit être imaginé de toutes pièces. Les paroles mises dans la bouche des héros, leurs pensées, leurs projets, oui, tout cela doit être de pure invention, et ce qui me plaît le plus dans les autres livres, c’est précisément l’invention.

– Vous trouvez, dit Mlle Tilney, que les historiens ne sont pas toujours heureux dans leurs élans de fantaisie et qu’ils déploient de l’imagination sans exciter l’intérêt. Moi, j’adore l’histoire et accepte le faux avec le vrai. Pour les faits essentiels, les sources de renseignements sont les ouvrages antérieurs et les archives. N’est-ce donc rien? On croit à tant d’autres choses que l’on n’a pas vues soi-même! Quant aux embellissements dont vous parlez, je les aime comme tels. Si une harangue est bien tournée, je la lis avec plaisir – que m’importe son auteur? – et sans doute avec un plaisir bien plus vif, œuvre de M. Hume ou du docteur Robertson, que si elle eût reproduit les paroles mêmes de Caractacus, d’Agricola ou d’Alfred le Grand.