– Vous aimez l’histoire. M. Allen et mon père l’aiment aussi. J’ai deux frères à qui elle ne déplaît pas. Voilà, si j’y songe, bien des répondants dans mon cercle restreint. Si les historiens trouvent des lecteurs, tout est bien. Mais je croyais qu’ils s’obstinaient à emplir de grands volumes, sans autre résultat que de tourmenter les petits garçons et les petites filles.
– Qu’ils torturent les petites filles et les petits garçons, on ne le peut nier; mais – traitons-les moins légèrement – ils sont parfaitement aptes à torturer des lecteurs dont la raison soit entièrement développée. Je dis «torturer» d’accord avec vous, au lieu d’«instruire», supposant que ces deux mots sont devenus synonymes.
– Vous me trouvez sotte d’appeler l’étude un tourment. Mais si vous aviez vu des enfants – comme j’ai toujours vu mes petits frères et mes petites sœurs – peiner des jours et des jours à apprendre leurs lettres, au point d’en être stupides, vous conviendriez que «tourmenter» et «instruire» peuvent quelquefois être synonymes.
– Soit. Mais les historiens ne sont pas responsables de la difficulté qu’il y a à apprendre à lire, et vous-même conviendrez qu’on peut bien se laisser torturer deux ou trois ans pour être capable de lire tout le reste de son existence. Songez que si on n’enseignait pas à lire, Mme Radcliffe aurait écrit en vain, ou n’aurait pas écrit du tout.
Catherine approuva, et fit un chaud panégyrique de cette actrice. Les Tilney s’engagèrent alors dans une autre conversation. En personnes habituées à dessiner, ils discutèrent la façon de découper en tableaux le paysage qui se développait autour de Beechen Cliff. L’art du dessin était mystérieux à Catherine. Elle écoutait avec une attention stérile, car les termes dont ils usaient n’éveillaient en elle aucune notion. De quoi elle avait grande honte: elle ignorait que, chez une fille avenante et bonne, il est des qualités primesautières qui ont plus de séduction qu’un savoir bien en vedette. Elle confessa son ignorance. Une leçon sur le pittoresque suivit immédiatement. Les explications de M. Tilney étaient si claires que tout ce qu’il admirait se revêtit de beauté pour Catherine, et il se plaisait à voir, dans l’attention passionnée de la jeune fille, une marque de goût naturel. Il parla d’avant-plans, de distances, d’arrière-plans, de perspective, de lumière, d’ombre, tant, que lorsqu’on fut au sommet de Beechen Cliff, Catherine, de sa propre initiative, rejeta toute la ville de Bath, comme indigne de faire partie d’un paysage. Charmé de ses progrès et craignant que trop de science en une fois la fatiguât. Henry parla d’une façon générale des forêts, des terres en friche, des domaines de la Couronne, arrivant ainsi, par de rapides et habiles transitions, au gouvernement et à la politique, et de la politique, naturellement, au silence.
Le silence fut rompu par Catherine qui, d’une voix un peu solennelle, prononça:
– J’ai appris que quelque chose d’horrible allait paraître à Londres.
Mlle Tilney, à qui ces paroles étaient spécialement adressées, tressaillit et dit avec vivacité:
– Vraiment! et de quelle sorte?
– Cela, je ne le sais pas, ni qui en sera l’auteur. J’ai seulement entendu dire que ce serait plus horrible que tout ce qu’on a jamais vu.
– Ciel! où avez-vous pu apprendre ces choses?
– Une de mes amies intimes a reçu hier de Londres une lettre qui en parlait. Ce sera épouvantable d’une façon peu commune. Je m’attends à un crime ou à quelque chose de ce genre.
– Vous parlez avec un calme étonnant. Mais je veux croire que l’on a exagéré. Si de pareils desseins sont connus à l’avance, des mesures seront prises par le gouvernement pour en prévenir l’exécution.
– Le gouvernement, dit Henry, s’efforçant de ne pas sourire, n’ose ni ne désire intervenir en ces choses. Il faut qu’il y ait des meurtres, et le gouvernement ne se soucie pas de leur nombre.
Les jeunes filles le regardèrent. Il ajouta en riant:
– Voyons, dois-je vous expliquer à toutes deux ce dont il s’agit, ou vous laisser vous embourber? Je serai généreux. Je n’imiterai pas ces hommes qui dédaignent de se faire comprendre de vos pareilles. Peut-être l’esprit des femmes manque-t-il d’application, de discernement, d’activité…
– Miss Morland, ne faites pas attention à ce qu’il dit. Mais ayez la bonté de me donner satisfaction, touchant cette terrible émeute.
– Une émeute? quelle émeute?
– Ma chère Éléonore, l’émeute est uniquement dans votre cervelle. La confusion y est scandaleuse. Ce qui doit paraître à Londres – et Mlle Morland a-t-elle parlé d’autre chose? – c’est un nouvel ouvrage en trois volumes in-12, de deux cent soixante seize pages chacun, avec, comme frontispice au premier, deux pierres tombales et une lanterne, comprenez-vous? Miss Morland, ma déplorable sœur a mal interprété tout ce que vous disiez et qui était si clair. Vous parliez d’horreurs auxquelles on s’attendait à Londres. Au lieu de comprendre, comme eût fait une personne raisonnable, que vos paroles ne pouvaient concerner que des histoires de cabinet de lecture, elle vit aussitôt trois mille hommes massés à Saint-George’s Field, la Banque attaquée, la Tour menacée, les rues de Londres torrentueuses de sang, un détachement du 12e dragons léger (l’espoir de la nation) appelé de Northampton pour réprimer l’émeute, et le galant capitaine Frédéric Tilney, au moment de charger à la tête de sa troupe, jeté bas de son cheval par une brique lancée d’une fenêtre. Pardonnez-lui. Les craintes de la sœur ont ajouté à la faiblesse de la femme; mais, à l’ordinaire, elle n’est point du tout une niaise.
Catherine semblait grave.
– Et maintenant, Henry, dit Mlle Tilney, que vous nous avez expliqué de quoi il s’agissait, vous pourriez aussi rendre votre personnage plus clair à Mlle Morland: sinon vous risquez qu’elle vous trouve intolérablement dur pour votre sœur et d’une grande discourtoisie pour les femmes en général. Mlle Morland n’est pas habituée à vos façons bizarres.
– Je serais très heureux de lui faire faire plus ample connaissance avec elles.
– Soit. Mais ce n’est pas là une explication.
– Que dois-je faire?
– Vous le savez bien. En galant homme, rendez-lui compréhensible votre caractère. Dites-lui que vous avez une très haute opinion de l’intelligence des femmes.
– Miss Morland, j’ai une très haute opinion de l’intelligence de toutes les femmes, surtout de celles – quelles qu’elles soient – en la compagnie de qui je me trouve.
– Ce n’est pas suffisant. Soyez plus sérieux.
– Miss Morland, personne ne peut avoir de l’intelligence des femmes meilleure opinion que moi. À mon avis, la nature leur a tant donné qu’elles ne trouvent jamais nécessaire d’en employer plus de la moitié.
– Il n’y a rien à en tirer de sérieux pour le moment, miss Morland. Mais il ne faut pas prendre ses paroles au pied de la lettre quand il paraît injuste pour les femmes ou désobligeant pour sa sœur.