Une héroïne qui, sa carrière finie, rentre au bourg natal, dans le triomphe d’une réputation recouvrée et dans sa gloire de comtesse, parmi le long cortège d’une parenté fastique [2] étalée en des phaétons, voilà un événement auquel la plume peut se complaire. Cela permet tous les développements, et l’auteur participe de l’éclat que l’héroïne irradie. Mon rôle est plus humble: je ramène la mienne seule et en disgrâce, et nul détail merveilleux ne donnerait ici pâture à mon orgueil. Comment hausser au pathos le retour d’une héroïne en chaise de louage? Le postillon passera donc rapidement parmi les groupes de curieux qui goûtent dans la rue le loisir dominical, et Catherine mettra sans solennité pied à terre.
Mais, si douloureux que fût son état d’esprit, le retour de Catherine préparait à ceux vers qui elle allait une grande joie. Le spectacle d’une voiture de voyage est rare à Fullerton: toute la famille s’était mise à la fenêtre. Que cette voiture s’arrêtât devant la maison, c’était un événement à faire briller tous les yeux et à occuper toutes les pensées, un événement absolument imprévu, sauf pour les deux plus jeunes enfants, un gamin et une fillette de six et de quatre ans, qui étaient toujours prêts à voir descendre de tous les équipages un frère ou une sœur. Combien heureux le regard qui, le premier, aperçut Catherine, heureuse la voix qui proclama la découverte! Mais jamais on ne put exactement déterminer si ce bonheur était le lot de George ou celui de Henriette.
Le père, la mère, Sarah, George, Henriette, tous sur le pas de la porte pour souhaiter la bienvenue à Catherine, formaient un tableau à éveiller en elle les plus douces émotions. Au saut de la voiture, ce furent de grandes embrassades, et chaque baiser lui causait un soulagement dont la douceur l’étonnait. Ainsi entourée, caressée, elle se sentait même heureuse. Dans l’allégresse de l’amour familial et tout au plaisir de revoir Catherine, ils n’avaient pas le loisir de la curiosité. Mme Morland, qui avait remarqué la pâleur et les yeux battus de la pauvre voyageuse fit aussitôt servir un thé réconfortant. D’abord, aucune question assez directe pour nécessiter une réponse positive ne fut adressée à Catherine. Mais le moment arriva où il fallut qu’elle parlât.
À contre cœur, Catherine commença alors un récit décousu, qui, au bout d’une demi-heure et grâce à la bonne volonté de l’auditoire, pût devenir une explication. Mais, ce temps écoulé, personne n’était parvenu à discerner la cause de ce retour subit ni même à grouper logiquement les circonstances qui y avaient présidé. Ils n’étaient pas une race irritable; ils ne se blessaient pas de la moindre des choses; une injure n’éveillait pas en eux la haine. Ici pourtant, il y avait eu un affront qu’on ne pouvait oublier ou pardonner, au moins pendant la première demi-heure. Sans qu’ils éprouvassent aucune crainte rétrospective et romanesque au sujet de ce voyage que leur fille avait accompli seule, M. et Mme Morland ne pouvaient s’empêcher de penser qu’il eût pu être fécond en désagréments; que jamais ils n’eussent souscrit de bonne grâce à un tel voyage; qu’en obligeant Catherine à l’entreprendre, le général Tilney avait agi sans courtoisie, sans générosité, et que sa conduite n’était pas d’un gentleman et d’un père. Ce qui avait pu provoquer chez lui une telle infraction aux règles de l’hospitalité et modifier si radicalement ses sentiments, ils étaient aussi incapables de le deviner que Catherine elle-même. Mais cette incapacité les troubla moins longtemps. Après le chassé-croisé inéluctable des vaines conjectures ils satisfirent à leur indignation et à leur étonnement par des: «C’est une étrange affaire… Ce général doit être un singulier personnage…» Et, comme Sarah s’abandonnait encore aux charmes du mystère, s’exclamant et conjecturant avec une juvénile ardeur:
– Ma chère, dit la mère, vous vous donnez beaucoup trop de mal. Soyez sûre que c’est chose qu’il n’est pas nécessaire de comprendre.
– J’admets que, quand il se souvint de cet engagement antérieur, répliqua Sarah, il ait désiré le départ de Catherine: mais pourquoi ne pas agir avec courtoisie?
– Je le regrette pour les jeunes gens, dit simplement Mme Morland. Ils ont dû voir tout cela sous un bien triste jour. Quant au reste, il n’y a plus à s’en occuper pour le moment. Catherine est à la maison, et notre quiétude ne dépend pas du général Tilney.
Catherine soupira.
– Je suis aise, continua la mère philosophe, de n’avoir pas su ce voyage. Mais le voilà fait, et peut-être n’y a-t-il pas à le regretter. Il est toujours bon que les jeunes gens aient l’occasion de montrer de l’initiative. Vous le savez, ma chère Catherine, vous étiez une pauvre créature fort étourdie; mais il vous a bien fallu ne pas perdre la tête, dans ces nombreux changements de voiture, et autres ennuis. J’espère que nous constaterons que vous n’avez rien oublié dans les poches d’aucune voiture.
Catherine l’espéra aussi et essaya de prendre quelque intérêt à son perfectionnement intime. Mais vraiment elle n’avait plus de ressort, et, comme bientôt elle n’éprouva d’autre désir que de silence et de solitude, elle se soumit au premier conseil que sa mère lui donna d’aller se coucher de bonne heure. Ses parents, qui voyaient dans sa pâleur la conséquence naturelle de la mortification qu’elle avait subie et des fatigues du voyage, la quittèrent sans mettre en doute qu’elle s’endormît aussitôt, et, le lendemain matin, quoique sa mine ne répondît pas à leurs espérances, ils continuèrent à ne pas soupçonner un mal plus profond.
Aussitôt après le déjeuner, elle voulut tenir la promesse faite à Mlle Tilney. Ainsi se justifiait la confiance d’Éléonore: le temps, la distance agissaient déjà. Catherine se reprochait d’avoir quitté son amie froidement, de n’avoir jamais su apprécier assez ses mérites et sa bonté, et, toute à sa propre peine, d’avoir été trop indifférente à celle d’Éléonore. La vivacité de ces sentiments fut loin de lui être une aide. Jamais il ne lui avait été plus difficile d’écrire. Composer une lettre qui les conciliât, ces sentiments, avec sa situation, qui exprimât sa gratitude sans regret servile, qui fût réservée sans froideur et sincère sans ressentiment, une lettre dont la lecture ne fît pas de peine à Éléonore, une lettre surtout dont Catherine n’eût pas à rougir si Henry la lisait, le pourrait-elle? Longtemps elle fut perplexe. Elle reconnut enfin qu’en une lettre brève était son salut. En conséquence, l’argent prêté par Éléonore fut inséré dans un billet où se formulaient, sans plus, quelques remercîments pleins de gratitude et les mille bons souhaits d’un cœur affectueux.
– Singulière amitié, vite conclue, vite rompue, observa Mme Morland, quand Catherine eut fini d’écrire. Je regrette cette fin, car M. Allen disait les jeunes gens fort gentils. Et vous n’avez pas eu plus de chance avec votre Isabelle. Pauvre James!… Il faut vivre et apprendre. J’espère que la prochaine fois vous aurez des amis plus dignes d’être aimés.