Jeff Lindsay
Ce cher Dexter
pour Hilary,
qui représente tout pour moi
CHAPITRE I
Une lune. Une lune radieuse. Une pleine lune ronde et rousse, la nuit aussi vive que le jour, la terre inondée de lumière, source d’une joie infinie. Et de toutes parts le cri retentissant de la nuit tropicale, la douce voix du vent qui rugit et hérisse les poils, la plainte sourde des étoiles, le grondement terrifiant du clair de lune tout contre l’eau.
Autant d’appels qui éveillaient le Besoin. Oh, la symphonie stridente des mille voix enfouies, le cri du Besoin au-dedans, l’entité pure, le guetteur silencieux, l’être froid et calme, celui qui rit, le danseur du clair de lune. Le moi qui n’était pas moi, l’être qui raillait et riait et s’approchait en criant sa faim. Le Besoin. Et le Besoin était impérieux à présent, farouche, froid et furtif, frémissant, toujours à l’affût, mais impérieux et fin prêt désormais ; et pourtant il attendait et guettait encore, et me sommait d’attendre et de guetter aussi.
Cinq semaines que j’attendais et guettais le prêtre. Le Besoin avait commencé à me titiller, à m’aiguillonner pour que j’en trouve un, trouve le prochain, trouve ce prêtre. Je savais depuis trois semaines que c’était lui, lui le prochain, et que nous appartenions au Passager Noir, lui et moi. Ces semaines, je les avais passées à lutter contre la pression, contre le Besoin qui grandissait en moi telle une énorme vague qui assaille la plage en mugissant et ne se retire pas mais, au contraire, continue d’enfler au rythme des coups du cadran clair de la nuit.
Mais ç’avait été des semaines de prudence aussi, car je voulais être tout à fait sûr. Non pas du prêtre ; non, cela faisait longtemps que j’étais sûr de lui. Je voulais être certain de pouvoir faire les choses bien, proprement, que tout soit parfaitement au point, réglé comme du papier à musique. Je ne pouvais pas me faire prendre, pas maintenant. J’avais travaillé trop dur et trop longtemps pour parvenir à mes fins, pour préserver ma petite vie tranquille.
Et je m’amusais beaucoup trop pour m’arrêter maintenant.
J’étais donc toujours prudent. Toujours soigneux. Prêt bien avant l’heure pour que tout soit au point. Et, quand c’était au point, je laissais encore passer du temps pour être vraiment sûr. C’était la méthode Harry - Dieu ait son âme –, cet éminent policier au grand flair, mon père adoptif. Être toujours sûr, prudent, précis, disait-il. Et depuis une semaine j’étais sûr que tout était au point façon Harry, parfaitement au point.
Lorsque je quittai le travail ce soir-là, je sus que le moment était venu. C’était La Nuit. Cette nuit n’était pas comme les autres. Cela se produirait cette nuit, il le fallait. Exactement comme cela s’était déjà produit. Et comme cela se produirait encore, et toujours.
Et ce soir c’était au tour du prêtre.
Il s’appelait le père Donovan. Il enseignait la musique à l’orphelinat St. Anthony’s de Homestead, en Floride. Les enfants l’adoraient. Et bien sûr il adorait les enfants – oh ! comme il les aimait ! Il leur avait dédié sa vie. Avait appris le créole et l’espagnol. Appris leur musique aussi. Tout ça pour les enfants. Tout ce qu’il faisait, c’était pour les enfants.
Absolument tout.
Je l’observai cette nuit-là comme tant d’autres nuits auparavant. L’observai tandis qu’il s’arrêtait un moment à l’entrée de l’orphelinat pour discuter avec une petite fille noire qui l’avait suivi dehors. Elle était très jeune, pas plus de huit ans, et petite pour son âge. Il s’assit sur les marches et discuta avec elle pendant cinq minutes. Elle s’assit à ses côtés puis fit des bonds sur place. Ils rirent. Elle se pencha vers lui. Il lui toucha les cheveux. Une religieuse apparut et, debout dans l’encadrement de la porte, les regarda un instant avant de parler. Puis elle sourit et tendit la main. La petite fille appuya sa tête contre le prêtre. Il la serra contre lui, se leva et lui fit une bise sur la joue. La religieuse rit et dit quelques mots au père Donovan. Il lui répondit.
Puis il se dirigea vers sa voiture. Enfin… Ramassé sur moi-même, je me préparai à frapper…
Pas tout de suite. A cinq mètres du seuil se trouvait le monospace du gardien. Comme le père Donovan passait devant, la portière coulissa. Un homme se pencha au-dehors, une cigarette aux lèvres, et salua le prêtre, qui s’adossa au véhicule et fit la conversation.
La chance. Encore la chance, comme toujours ces Nuits-là. Je n’avais pas vu l’homme, ne m’étais pas douté de sa présence. Mais lui m’aurait vu. Si la chance n’avait joué.
Je pris une profonde inspiration. Puis expirai, le souffle lent, lisse et glacial. C’était juste un détail. Je n’en avais omis aucun autre. Tout était parfaitement au point, comme les autres fois, exactement comme il le fallait. Ce serait parfait.
Maintenant.
Le père Donovan repartit vers sa voiture. Il se retourna une fois et cria quelque chose. Le gardien lui fit un signe depuis l’entrée de l’orphelinat, puis écrasa sa cigarette et pénétra à l’intérieur. Disparu.
La chance. Toujours la chance.
Le père Donovan chercha la clé dans sa poche, ouvrit la portière, s’installa au volant. J’entendis la clé tourner. Le moteur démarrer. Et puis…
MAINTENANT.
Je me redressai sur le siège arrière et glissai le nœud coulant autour de son cou. Un petit geste net et nerveux et la boucle de la ligne de pêche ultra-résistante vint le serrer comme il faut. Il eut un bref hoquet de panique, puis plus rien.
« Je vous tiens, maintenant », lui dis-je.
Il se figea aussitôt, comme s’il s’était exercé, comme s’il entendait cette autre voix, le rire du guetteur au fond de moi.
« Faites exactement ce que je vous dis. »
Il émit un petit souffle rauque et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Mon visage l’y attendait, enveloppé dans le masque de soie blanc qui découvrait seulement mes yeux.
« C’est bien compris ? » dis-je.
La soie ondoyait devant mes lèvres lorsque je parlais.
Le père Donovan ne dit rien. Il fixait mes yeux. Je tirai sur le nœud coulant.
« C’est bien compris ? » répétai-je, plus doucement.
Cette fois il acquiesça. Il porta une main hésitante à son cou, ne sachant ce qui se passerait s’il essayait de desserrer le nœud. Son visage devenait violet.
Je relâchai le nœud.
« Soyez sage, lui dis-je, et vous vivrez plus longtemps. »
Il inspira un grand coup. J’entendis l’air se déchirer dans sa gorge. Il toussa et inspira à nouveau. Mais il restait immobile, ne cherchait pas à s’enfuir.
C’était parfait, tout ça.
Nous partîmes. Le père Donovan suivit mes indications – pas une feinte, pas une hésitation. Nous prîmes la direction du sud par Florida City et suivîmes Card Sound Road. Je voyais bien que cette route le mettait mal à l’aise mais il ne protesta pas. Il ne chercha pas à m’adresser la parole. Il agrippait le volant de ses deux mains, pâles et crispées, au point que les jointures saillaient. Vraiment parfait, tout ça.
Nous roulâmes vers le sud pendant cinq minutes encore, sans autre son que le chant des pneus et du vent, et la lune immense au-dessus qui instillait sa musique majestueuse dans mes veines, et le guetteur prudent qui riait sans bruit au rythme du pouls vif de la nuit.
« Tournez là », dis-je enfin. Les yeux du prêtre cherchèrent aussitôt les miens dans le rétroviseur. Les serres de l’effroi distordaient son regard, son visage et sa bouche, qu’il ouvrit pour parler, mais… « Tournez ! » ordonnai-je.