Je tente de répondre mais un truc dans ma gorge m’en empêche. Je m’éclaircis la voix.
« Oui, dis-je.
— Quelqu’un ?
— Personne en particulier, papa. C’est juste… dis-je en haussant à nouveau les épaules.
— Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
— Ben… Je me disais que vous seriez pas contents. Toi et maman.
— C’est tout ce qui t’a arrêté ?
— Je… euh… J’voulais pas… que tu te fâches. Tu sais… Que tu sois déçu. »
Je lance un coup d’œil furtif à Harry. Il me regarde, sans ciller.
« C’est pour ça qu’on est venus ici, papa ? Pour parler de ça ?
— Oui, répond Harry. Tu as besoin d’être recadré. »
Recadré, oh oui, du Harry tout craché, ça : un mot qui en disait long sur sa vision de la vie, avec ses couloirs d’hôpitaux et ses souliers cirés. Et déjà je savais : le besoin de tuer quelque chose de temps à autre finirait bien un jour par ne plus cadrer.
« Comment ? » je l’interroge.
Il me dévisage très longtemps puis finit par hocher la tête lorsqu’il voit qu’on se comprend parfaitement.
« C’est bien, fiston, dit-il. Voilà. »
Mais malgré ce « voilà » il s’écoule un très long moment avant qu’il reprenne la parole. Je regarde les lumières d’un bateau qui passe au large, peut-être à deux cents mètres de notre petite plage. Par-dessus le bruit du moteur, on entend la clameur d’une musique cubaine.
« Voilà », répète Harry, et je le regarde. Mais à présent il a les yeux perdus dans le vague, plus loin que le feu mourant, vers un futur situé quelque part tout là-bas. « Voilà comment c’est », dit-il.
J’écoute attentivement. Ce sont toujours les mots de Harry lorsqu’il énonce une grande vérité. Quand il m’a montré la technique du crochet du gauche ou le coup de la balle à effet au base-ball, c’est ce qu’il a dit. Voilà comment c’est, disait-il, et c’était toujours exactement tel qu’il le disait.
« Je me fais vieux, Dexter. » Il s’interrompt quelques secondes pour que je proteste mais je ne le fais pas, et il hoche la tête. « Je pense que les gens voient les choses différemment en vieillissant. Ce n’est pas qu’on devienne plus indulgent ou qu’on voie les choses en demi-teintes alors qu’avant tout était noir ou blanc. Je crois sincèrement que je comprends les choses autrement. Mieux. »
Il me regarde, un regard à la Harry, l’amour exigeant au fond des yeux bleus.
« D’accord, dis-je.
— Il y a dix ans, j’aurais voulu que tu sois placé dans un hôpital psychiatrique », dit-il, et je plisse les yeux. C’est presque douloureux, sauf que j’y ai pensé moi-même. « Mais voilà, poursuit-il. Maintenant je suis plus lucide. Je sais ce que tu vaux, et je sais que tu es un bon garçon.
— Non », dis-je d’une voix faible à peine audible. Mais Harry m’a entendu.
« Si, affirme-t-il. Tu es un bon garçon, Dex, je le sais. Je le sais très bien », répète-t-il, comme pour lui-même, peut-être pour l’effet. Ses yeux viennent se river aux miens. « Sinon tu t’en ficherais de ce que j’en pense, ou de ce qu’en pense maman. Tu le ferais, un point c’est tout. Tu ne peux pas t’en empêcher, je le sais. Parce que… » Il s’interrompt et me regarde un instant sans rien dire. Ça me met très mal à l’aise. « Qu’est-ce que tu te rappelles d’avant ? me demande-t-il. Tu sais… Avant qu’on t’adopte. »
C’est encore douloureux, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. J’avais à peine quatre ans.
« Rien, dis-je.
— Tant mieux. Je ne souhaite à personne d’avoir de tels souvenirs. » Et aussi longtemps qu’il vivra c’est toujours tout ce qu’il en dira. « Mais même si tu ne t’en souviens pas, Dex, cela t’a marqué. Ces choses t’ont fait tel que tu es. J’en ai parlé à des gens. » Et, contre toute attente, il m’adresse un léger sourire, presque timide. « Je m’y attendais. Ce qui t’est arrivé quand tu étais petit t’a modelé. J’ai essayé de te maintenir sur le droit chemin, mais… » Il hausse les épaules. « C’était trop fort, trop présent. Ça t’a affecté trop tôt, et ça va rester en toi. Te donner envie de tuer. Et tu ne pourras pas t’en empêcher. Tu ne peux rien y changer. Mais… » Il détourne les yeux à nouveau pour voir ce que je ne peux distinguer. « Mais tu peux canaliser cette envie. La contrôler. Choisir… » Chaque mot est pesé maintenant avec la plus grande précaution, une précaution inhabituelle chez lui. « Choisir ce que tu vas… ou qui tu vas… tuer… » Et il me fait un sourire comme je n’en ai jamais vu, un sourire aussi pâle et aussi morne que les cendres de notre feu éteint. « Il y a tout un tas de gens qui le méritent, Dex… »
Et par ces quelques mots il façonna le reste de mon existence, mon univers, mon être intime. Cet homme exceptionnel, si clairvoyant, si pénétrant. Harry. Mon père.
Si j’étais capable d’éprouver de l’amour, oh ! comme j’aurais aimé Harry.
Il y avait des années de cela, maintenant. Harry était mort depuis longtemps. Mais ses leçons lui survivaient. Et ce n’était certainement pas dû à un quelconque sentimentalisme de ma part. Harry avait tout simplement raison. Preuve en avait été faite maintes et maintes fois. Harry savait, et Harry m’avait fort bien appris.
Sois prudent, avait-il dit. Et il m’avait appris à être prudent comme seul un flic peut l’apprendre à un tueur.
À choisir prudemment parmi ceux qui le méritent. À être absolument sûr de moi. Et puis à tout nettoyer. À ne laisser aucune trace. Et à toujours éviter le moindre lien affectif ; cela peut induire en erreur.
La prudence allait bien sûr au-delà du crime lui-même. Il fallait se construire une vie prudente. Compartimenter. Nouer des relations. Imiter la vie.
Des recommandations que j’avais suivies à la lettre. J’étais un hologramme presque parfait. Au-dessus de tout soupçon, à l’abri des reproches, à couvert du mépris. Un monstre poli et soigné, un vrai monsieur Tout-le-monde. Même Deborah tombait plus ou moins dans le panneau la moitié du temps. Même si elle croyait, c’est vrai, ce qu’elle voulait bien croire.
Et actuellement elle croyait que je pouvais l’aider à résoudre ces meurtres, relancer sa carrière et la propulser à un poste qui la ferait quitter sa tenue sexy pour endosser un tailleur distingué. Et elle avait raison, bien sûr : je pouvais l’aider. Mais je n’en avais pas vraiment envie, parce que je prenais plaisir à regarder ce tueur travailler et parce que je ressentais à son égard une sorte d’affinité esthétique, voire…
Un lien affectif.
Tiens. Nous y voilà. J’étais en pleine violation du code Harry.
Je guidai à nouveau lentement mon bateau en direction du canal, en sens inverse. Il faisait nuit noire maintenant, mais je pris pour repère le pylône d’une antenne radio située à quelques degrés sur la gauche du bassin attenant à ma maison.
Conclusion : jusqu’à présent, Harry avait toujours eu raison, il avait donc encore raison. Évite tout lien affectif avait-il dit. J’allais l’écouter.
J’aiderais Deb.
CHAPITRE V
Le lendemain matin, il pleuvait et la circulation était infernale, comme toujours à Miami quand il pleut. Certains conducteurs ralentissaient sur les chaussées glissantes. Les autres enrageaient et klaxonnaient de toutes leurs forces, hurlaient par la vitre puis déboîtaient d’un coup d’accélérateur pour doubler furieusement les traînards en montrant le poing.
Sur la bretelle d’accès de Lejeune Road, un énorme camion de produits laitiers s’était déporté à grand fracas sur le bas-côté et avait embouti une camionnette pleine d’enfants d’une école catholique. Le camion s’était retourné. Et à présent cinq petites filles en kilt écossais étaient assises dans une immense flaque de lait, l’air hébété. La circulation fut interrompue pendant près d’une heure. Une des fillettes fut transportée par hélicoptère à l’hôpital Jackson. Les autres restaient assises dans la flaque de lait avec leur joli uniforme et écoutaient les adultes se couvrir d’injures.