Je roulais au pas, calmement, tout en écoutant la radio. Apparemment la police était sur la bonne piste concernant le Boucher de Tamiami. Aucun détail n’était donné, mais le commissaire Matthews avait eu une petite phrase exquise. Il avait semblé insinuer qu’il allait personnellement arrêter le tueur dès qu’il aurait fini de boire son café.
Parvenu enfin sur les voies, je pus accélérer un peu. Je m’arrêtai en chemin dans une boutique de doughnuts non loin de l’aéroport. J’achetai deux beignets, l’un aux pommes, l’autre nature, mais celui aux pommes fut englouti avant même que j’aie regagné la voiture. J’ai un métabolisme très rapide : c’est dû à la vie captivante que je mène.
Le temps que j’arrive au travail, la pluie avait cessé. Le soleil brillait et de la vapeur commençait à s’élever du trottoir lorsque je pénétrai dans le hall d’entrée et présentai mon badge en passant, avant de monter à l’étage.
Deb était déjà là à m’attendre.
Elle n’avait pas l’air heureuse ce matin-là. Bien sûr, c’était assez rare qu’elle ait l’air heureuse. Elle est flic après tout, et la plupart d’entre eux ont du mal à se faire à leur boulot. Trop de temps passé à figer leurs traits dans des expressions inhumaines ; cela laisse des traces.
« Deb, dis-je en posant le sachet de beignets sur le bureau.
— Où étais-tu passé hier soir ? » m’interrogea-t-elle.
Un ton très acerbe, comme je m’y attendais. Bientôt ces plis entre les sourcils deviendraient permanents, gâtant un visage superbe : de profonds yeux bleus, pétillants d’intelligence, un petit nez retroussé agrémenté de quelques taches de rousseur, le tout encadré par des cheveux noirs. Des traits magnifiques, recouverts à cet instant par une couche de trois centimètres d’un maquillage infect.
Je la regardai avec affection. De toute évidence elle revenait du travail, vêtue ce jour-là d’un soutien-gorge en dentelle, d’un short moulant rose vif et de chaussures à talons dorées.
« Peu importe, répondis-je. Et toi donc ? »
Elle rougit. Elle détestait porter autre chose qu’un jean propre bien repassé.
« J’ai essayé de t’appeler, dit-elle.
— Désolé.
— Ouais, c’est ça. »
J’allai m’asseoir sans mot dire. Deb aime bien passer sa rage sur moi. C’est fait pour ça, la famille.
« Pourquoi voulais-tu me parler à tout prix ?
— Je suis virée de l’enquête », répliqua-t-elle. Elle ouvrit le sachet devant elle et regarda à l’intérieur.
« Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Tu sais très bien ce que LaGuerta pense de toi. »
Elle s’empara du beignet et l’attaqua férocement.
« Je m’imaginais être dans le coup, dit-elle la bouche pleine. Comme l’a dit le commissaire.
— Tu n’as aucune ancienneté. Et pas un gramme de jugeote en matière de politique. »
Elle froissa le sachet et me le lança à la figure. Rata son coup.
« Merde, Dexter ! Tu sais parfaitement que je mérite d’être à la Criminelle. Au lieu de ce… », elle fit claquer la bretelle de son soutien-gorge et montra d’un geste sa tenue minimaliste, « ce putain de déguisement. »
Je hochai la tête.
« Qui te va très bien, ceci dit… » déclarai-je.
Elle fit une horrible grimace où la rage se mêlait au dégoût.
« Ça me débecte. Si je continue comme ça, je te jure, je vais péter les plombs !
— C’est encore un peu tôt pour que j’aie résolu toute l’affaire, Deb.
— Tu fais chier, Dex », dit-elle. S’il y avait une seule certitude concernant Deb et sa carrière dans la police, c’est que son vocabulaire en prenait un coup… Elle me jeta un vrai regard de flic, dur et froid, le premier venant d’elle. C’était le regard de Harry, les mêmes yeux qui vous donnaient l’impression d’être sondé au plus profond de vous-même. « Arrête tes conneries. La plupart du temps tu n’as qu’à voir le corps et tu sais déjà qui est le tueur. Je ne t’ai jamais demandé comment tu t’y prenais, mais si tu as des intuitions cette fois-ci, tu dois me les dire. » Elle envoya dans le bureau un violent coup de pied qui enfonça légèrement la surface métallique. « Je veux me débarrasser de ce costume à la con.
— On aimerait tous voir ça, Morgan », dit une voix grave et affectée provenant de derrière elle.
Je levai les yeux. Vince Masuoka entrait, le sourire aux lèvres.
« Tu ne saurais pas comment t’y prendre, Vince », lui dit Deb.
Il sourit encore plus largement – un de ses sourires éclatants tout droit sortis d’un manuel scolaire.
« Il n’y a qu’à essayer, on verra bien…
— Cours toujours », rétorqua Deb, la bouche figée dans une moue que je ne lui avais pas vue depuis ses douze ans.
Vince indiqua de la tête le sachet froissé sur mon bureau.
« C’était ton tour, mon pote. Qu’est-ce que tu m’as apporté ? Où tu l’as mis ?
— Désolé, Vince, lui dis-je. Debbie a mangé ton beignet.
— Si seulement… dit-il, prenant un faux air concupiscent. Moi, j’aurais pu croquer sa meringue. Tu me dois un gros doughnut, Dex, ajouta-t-il.
— Le seul gros gâteau que tu auras jamais, coupa Deb.
— Ce n’est pas la taille qui compte, c’est le talent du pâtissier, répondit Vince.
— Par pitié, protestai-je. Vous allez vous bousiller un lobe frontal si vous continuez. C’est dangereux de faire de l’esprit à cette heure si matinale.
— Ha ha ! fit Vince de son affreux rire artificiel. Ha, ha, ha ! À plus tard, dit-il en m’adressant un clin d’œil. N’oublie pas mon doughnut. »
Et il retourna à son microscope à l’autre bout du couloir.
« Alors, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? » me demanda Deb.
Deb était persuadée que de temps à autre j’avais des intuitions. Elle n’avait pas tort. Généralement, mes inspirations avaient trait aux fous furieux qui s’amusent régulièrement à découper en morceaux de pauvres ploucs juste pour s’éclater un peu. Plusieurs fois Deborah m’avait vu mettre immédiatement le doigt sur un détail que personne d’autre n’avait remarqué. Elle n’avait jamais rien dit, mais ma sœur n’est pas flic pour rien : cela faisait donc un moment qu’elle me suspectait de quelque chose. Elle ne savait pas quoi, mais elle savait qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, et ça l’embêtait terriblement parce que, après tout, elle tient à moi. C’est même à présent la seule et unique créature sur terre qui m’aime. Il ne s’agit pas de m’apitoyer sur mon sort mais de faire preuve de la plus froide, de la plus honnête lucidité. Je suis indigne d’amour. Fidèle aux conseils de Harry, j’ai essayé de me lier avec les gens, de m’impliquer dans des relations, et même, dans mes moments les plus fous, de me prêter à l’amour. Mais ça ne marche pas. Quelque chose en moi est brisé, ou n’a jamais existé, et tôt ou tard l’autre personne me surprend en train de simuler, ou bien l’une de ces Fameuses Nuits survient.
Je ne peux même pas avoir un animal de compagnie. Les bêtes me détestent. Un jour, j’ai acheté un chien ; il m’a aboyé et hurlé après avec une telle violence pendant deux jours d’affilée que j’ai été obligé de m’en débarrasser. Plus tard j’ai essayé une tortue. J’ai eu le malheur de la toucher une fois ; elle n’a plus jamais voulu sortir de sa carapace et au bout de quelques jours elle a fini par mourir. Tout plutôt que de me voir ou de me sentir la toucher à nouveau.