Personne d’autre ne m’aime, ni ne m’aimera jamais. Moi-même y compris (surtout moi-même, d’ailleurs). Je sais ce que je vaux et sais que je n’ai rien d’aimable. Je suis seul au monde, entièrement seul, mis à part Deborah. Et hormis bien sûr la Chose à l’intérieur, mais qui sort se distraire assez rarement. Et qui du reste ne sort pas pour moi, mais a besoin de se repaître de quelqu’un d’autre.
C’est pourquoi, à ma façon toute particulière, je tiens à Deborah. Sans doute ne peut-on pas qualifier mes sentiments d’amour, mais je préférerais la voir heureuse.
Et à présent elle était là sur son siège, cette chère Deborah, l’air très malheureuse. Ma famille. Elle me regardait fixement sans savoir que dire, mais paraissait plus proche que jamais de trouver une réponse.
« Eh bien, en fait… commençai-je.
— J’en étais sûre ! Tu vois que tu as quelque chose !
— N’interromps pas ma transe, Deborah. Je suis en contact avec le monde des esprits.
— Allez, accouche !
— C’est le côté inachevé, Deb. La jambe gauche.
— Eh bien, quoi ?
— LaGuerta pense que le tueur a été surpris. A pris peur, n’a pas pu finir. »
Deborah hocha la tête.
« J’ai eu pour ordre de demander aux prostituées hier soir si elles avaient vu quelque chose. Il doit bien y avoir quelqu’un.
— Ah non ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi, lui dis-je. Réfléchis, Deborah. S’il a été surpris, trop effrayé pour continuer…
— Les sacs, coupa-t-elle. Il a quand même passé beaucoup de temps à emballer le corps et à tout nettoyer. » Elle eut un air surpris. « Merde alors ! Après avoir été interrompu ? »
Je battis des mains et lui fis un sourire rayonnant.
« Bravo, Miss Marple.
— Alors ça ne tient pas debout.
— Au contraire. S’il a tout le temps qu’il veut mais n’achève pas son rituel – et souviens-toi, Deb, le rituel est presque tout –, que faut-il en déduire ?
— Dis-le-moi et finissons-en, dit-elle d’un ton brusque.
— Ça n’a aucun intérêt. »
Elle soupira bruyamment. « Bon sang, Dexter ! OK. Alors, il n’a pas été interrompu, mais il n’a pas fini… Merde ! C’est plus important pour lui d’emballer que de couper le corps ? »
J’eus pitié d’elle.
« Non, Deb. Réfléchis. C’est le cinquième crime, selon exactement le même schéma. Quatre jambes gauches minutieusement découpées. Et là, la cinquième… dis-je en haussant les épaules et en levant un sourcil interrogateur.
— Merde, Dexter ! Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ? Peut-être qu’il n’avait besoin que de quatre jambes gauches. Peut-être… Franchement je n’en sais rien. » Je souris et secouai la tête. C’était tellement évident à mes yeux. « Quoi ?
— Le plaisir s’est émoussé, Deb. Il y a quelque chose qui cloche. Ça ne colle plus. Il manque un truc pour que la magie opère totalement.
— Et tu voulais que je trouve ça toute seule ?
— Quelqu’un devait y penser, tu ne crois pas ? Et donc il interrompt son geste et cherche l’inspiration, mais en vain. »
Elle fronça les sourcils.
« C’est fini, alors ? Il ne recommencera pas ?
— Diable ! Si, Deb, dis-je en riant, bien au contraire. Si tu étais prêtre et que tu croyais sincèrement en Dieu mais ne parvenais pas à trouver la manière idéale de le vénérer, que ferais-tu ?
— J’essaierais sans cesse. Jusqu’à ce que je sois satisfait. » Elle me regarda fixement. « Bon sang ! C’est ce que tu penses ? Il va recommencer bientôt ?
— C’est juste une impression, répondis-je avec modestie. Je peux me tromper. »
Mais j’étais sûr que non.
« Nous ferions mieux de trouver un moyen de l’attraper dès qu’il se manifestera, dit-elle, au lieu de chercher un témoin inexistant. » Elle se leva et se dirigea vers la porte. « Je t’appelle plus tard. Salut ! »
Et elle disparut.
Du bout du doigt je touchai le sachet en papier. Il était absolument vide. Exactement comme moi : une jolie enveloppe propre, et rien à l’intérieur.
Je le pris et le déposai dans la poubelle à côté du bureau. J’avais du travail ce matin-là, le vrai boulot sérieux d’un labo de police. J’avais un long rapport à taper, ainsi que des photos à trier, des preuves à classer. C’était la routine, un double homicide qui ne serait sans doute jamais jugé, mais j’aime m’assurer que tout ce que je fais est bien ordonné.
Du reste, ce cas-là avait été intéressant. Les taches de sang avaient été très difficiles à interpréter ; entre le jet issu de l’artère, les multiples victimes (qui visiblement s’étaient déplacées) et les éclaboussures qui devaient avoir été causées par une tronçonneuse, il avait été presque impossible de déterminer un lieu d’impact précis. Afin de couvrir l’ensemble de la pièce, j’avais dû utiliser deux bouteilles de Luminol, produit qui met en évidence la plus infime des taches de sang et qui coûte le prix exorbitant de douze dollars la bouteille.
J’avais même dû tendre des fils pour m’aider à comprendre les principaux angles selon lesquels avait giclé le sang, une technique si vieille qu’elle s’apparente à l’alchimie. Le spectacle des taches était saisissant ; il y avait des éclaboussures éclatantes, violentes et sauvages partout sur les murs, les meubles, la télévision, les serviettes, les couvre-lits, les rideaux. Une débauche ahurissante de sang dans tous les sens. Même à Miami on s’attendrait à ce que des gens aient entendu quelque chose. Deux personnes se font découper en morceaux à la tronçonneuse dans une chambre d’hôtel élégante et luxueuse, et les voisins se contentent d’augmenter le volume de la télé.
Vous pensez peut-être que le très diligent Dexter s’emballe un peu trop au boulot, mais je suis très consciencieux et il est vrai que j’aime savoir où se tapit tout le sang. Les raisons professionnelles de cet intérêt sont évidentes, mais elles m’importent beaucoup moins que les raisons personnelles. Peut-être un jour un psychiatre au service du système pénal de l’État pourra-t-il m’aider à les éclaircir.
Dans tous les cas, les morceaux de corps étaient plus que froids le temps que la police parvienne sur les lieux, et nous n’arrêterons sans doute jamais le type qui portait des mocassins italiens cousus main, pointure 42. Droitier et très corpulent, avec un revers de main terrifiant.
Mais j’avais persévéré et effectué du très bon boulot. Je ne fais pas mon travail pour arrêter les sales types. Quel intérêt y trouverais-je ? Non, je fais mon travail pour forcer l’ordre à émerger du chaos. Pour obliger les vilaines taches de sang à se comporter comme il faut puis à disparaître. Les autres peuvent se servir de mon travail afin d’arrêter les criminels ; je n’y vois pas d’inconvénient, mais je m’en moque.
Si je suis suffisamment négligent un jour pour me faire prendre, on dira de moi que je suis un monstre sociopathe, un être diabolique et pervers qui n’a rien d’humain, et les juges m’enverront sans doute sur la chaise électrique en s’autocongratulant joyeusement. Si jamais Pointure 42 se fait prendre, on dira de lui que c’est un mauvais bougre qui a mal tourné en raison de facteurs sociaux auxquels il n’a malheureusement pu résister, et il passera dix ans au trou avant d’être libéré, avec juste assez d’argent pour se payer un costume et une nouvelle tronçonneuse.
Chaque jour, au travail, je comprends un peu mieux Harry.