Elle me prit par surprise. J’avais profité du silence pour repenser aux morceaux de corps joliment empilés que nous venions de laisser. Mon esprit était occupé à tourner avidement autour des membres tronçonnés si propres et secs, tel un aigle qui chercherait un morceau de viande à happer. La remarque de Rita était si inattendue que j’en bégayai presque pendant une minute.
« Qu’est-ce que tu entends par là ? » réussis-je enfin à articuler.
Elle fronça les sourcils.
« Je… je ne suis pas sûre. C’est juste que… On part du principe que… les choses… sont réellement telles qu’on les imagine. Telles qu’elles devraient être ? Mais ce n’est jamais le cas, tout est toujours plus… Je ne sais pas… Plus… sombre ? Plus… humain. Comme là, par exemple. Pour moi, il n’y a pas de doute que l’inspecteur veut arrêter le tueur ; c’est le boulot d’un inspecteur, non ? Ça ne m’a jamais traversé l’esprit qu’il puisse y avoir une part de politique dans un meurtre.
— Dans tout, pratiquement », dis-je.
Je tournai dans sa rue et ralentis devant sa maison proprette et insignifiante.
« Mais pour toi c’est le point de départ », poursuivit-elle. Elle ne semblait pas avoir remarqué où nous étions et ce que je lui avais dit. « La plupart des gens ne creuseraient même pas jusque-là.
— Je ne suis pas aussi profond, Rita, dis-je en amenant doucement la voiture à l’arrêt.
— En fait, les choses ont toujours deux facettes : celle à laquelle nous faisons semblant de croire et celle qui correspond à la réalité. Toi tu sais déjà tout ça et c’est comme un jeu pour toi. »
Je n’avais aucune idée de ce qu’elle cherchait à me dire. De fait, j’avais renoncé à essayer de comprendre et, tandis qu’elle parlait, je laissai mon esprit vagabonder, repensant au dernier crime : la propreté de la chair, l’impression d’improvisation induite par les différents morceaux tranchés, l’absence totale, immaculée, si parfaite, de sang…
« Dexter… » dit Rita.
Elle posa la main sur mon bras.
Je l’embrassai.
Je ne sais pas lequel de nous deux fut le plus surpris. Ce n’était vraiment pas un acte que j’avais anticipé. Et ce n’était certainement pas son parfum. Mais voilà que j’écrasais mes lèvres contre les siennes et les maintenais là un long moment.
Elle me repoussa.
« Non, fit-elle. Je… Non, Dexter.
— D’accord, dis-je, encore choqué par ce que je venais de faire.
— Je ne crois pas que je veuille… Je ne suis pas prête pour… Merde, Dexter », dit-elle.
Elle détacha sa ceinture, ouvrit la portière et courut jusqu’à sa maison.
Mince alors ! pensai-je. Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
Je savais que j’aurais dû m’interroger, et m’inquiéter peut-être d’avoir bousillé mon déguisement après l’avoir si bien entretenu pendant un an et demi.
Mais la seule chose à laquelle je pouvais penser était le joli tas de morceaux de corps.
Pas de sang.
Pas la moindre goutte.
CHAPITRE VII
Ce corps est disposé exactement comme j’aime. Les bras et les jambes sont ligotés et la bouche est bloquée par du ruban adhésif pour empêcher tout bruit et toute régurgitation dans mon espace de travail. Et ma main tient le couteau avec une telle assurance que je suis certain de faire du bon boulot, très satisfaisant…
… Sauf que ce n’est pas un couteau, c’est une sorte de…
… Sauf que ce n’est pas ma main. Bien que ma main bouge avec cette main, ce n’est pas la mienne qui tient la lame. Et la pièce est toute petite, elle est vraiment très étroite, ce qui est logique, parce que c’est… quoi donc ?
Et me voilà à présent en train de flotter au-dessus de cette aire de travail étroite et parfaite et de ce corps terriblement tentant, et pour la première fois je sens le froid souffler autour de moi et même, curieusement, à travers moi. Et si je pouvais sentir mes dents, je suis certain qu’elles claqueraient. Et ma main en harmonie parfaite avec cette autre main se lève et s’arque pour effectuer une incision parfaite…
Et bien sûr je me réveille dans mon appartement. Debout près de la porte d’entrée et complètement nu. Allez savoir pourquoi. Je pouvais m’expliquer le somnambulisme, mais le strip-tease ? Franchement ! Je retourne à tâtons jusqu’à mon lit gigogne. Les couvertures sont roulées en boule sur le sol. L’air conditionné a fait chuter la température à quinze degrés. Cela m’avait paru une bonne idée sur le moment la veille au soir, comme je me sentais un peu déconnecté après ce qui s’était passé avec Rita. C’était si grotesque qu’on avait du mal à le croire. Dexter, le brigand de l’amour, le voleur de baisers ! De retour chez moi, j’avais donc pris une longue douche chaude puis baissé à fond le thermostat avant de grimper dans mon lit. Je ne saurais vous expliquer pourquoi, mais dans mes moments les plus noirs je trouve le froid purifiant. Pas tant rafraîchissant que nécessaire.
Et il faisait indéniablement froid. Beaucoup trop froid même pour prendre le café et commencer la journée, parmi les derniers lambeaux de mon rêve.
En temps normal, je ne me souviens pas de mes rêves, et, si je m’en souviens, je n’y attache aucune importance. C’était donc ridicule que celui-ci me trotte encore dans la tête.
… en train de flotter au-dessus de cette aire de travail étroite et parfaite… Et ma main en harmonie parfaite avec cette autre main se lève et s’arque pour effectuer une incision parfaite…
J’ai lu des livres sur le sujet. Peut-être parce que je n’en serai jamais un, je m’intéresse beaucoup aux humains. Je connais donc tout le symbolisme : flotter est un peu comme voler, et représente le sexe. Quant au couteau…
Ja, Herr Doktor. Der couteau ist eine mère, ja ?
Allons, secoue-toi, Dexter.
Ce n’est qu’un rêve stupide et sans signification.
Le téléphone sonna et je sursautai violemment.
« Ça te dit d’aller prendre le petit déjeuner au Wolfie’s ? demanda Deborah. Je t’invite.
— On est samedi matin, répondis-je. Ça va être impossible de trouver une table.
— Je pars tout de suite et j’en réserve une, dit-elle. On se retrouve là-bas. »
Le traiteur Wolfie’s à Miami Beach est une institution pour les habitants de la ville. Et comme les Morgan étaient originaires de Miami, nous avions fréquenté ce lieu toute notre vie chaque fois qu’une occasion spéciale se présentait. Je me demandais quelle pouvait bien être l’occasion que Deborah avait jugée spéciale ce jour-là, mais je savais qu’elle m’éclairerait en temps voulu. Je pris donc une douche, enfilai ma tenue décontractée du samedi et m’installai au volant. La circulation était fluide sur le pont MacArthur Causeway rénové, et en un rien de temps je me retrouvai au milieu de la foule grouillante du Wolfie’s, en train de me frayer poliment un chemin.
Comme promis, Deborah avait réussi à s’approprier une petite table. Elle faisait un brin de causette avec une serveuse très âgée que je reconnus moi aussi.
« Rose, ma douce », dis-je en me penchant pour embrasser sa joue fripée. Elle tourna vers moi son éternelle mine renfrognée. « Ma belle Rose irlandaise.
— Dexter, dit-elle d’une voix rauque, avec son fort accent d’Europe centrale. Laisse tomber les bises, on dirait un faigelah.
— Faigelah… Ça veut dire « fiancé » en irlandais ? lui demandai-je tout en me glissant dans mon fauteuil.
— Feh », siffla-t-elle.