Puis elle s’éloigna d’un pas traînant vers les cuisines en secouant la tête.
« Je crois qu’elle m’aime bien, confiai-je à Deborah.
— Il en faut bien une, rétorqua-t-elle. Et ton rendez-vous galant, hier soir ?
— Très bien. Tu devrais essayer un jour.
— Feh, dit-elle.
— Tu ne peux pas passer toutes tes nuits à moitié nue sur Tamiami Trail, Deb. Il faut que tu vives un peu.
— J’ai besoin d’être mutée, lança-t-elle d’un ton rageur. À la Crim. On verra après pour le reste.
— Je comprends, dis-je. C’est sûr que ça ferait mieux pour les enfants de dire que leur maman travaille à la Crim.
— Merde, Dexter ! S’il te plaît.
— Quoi ? C’est une pensée très naturelle, Deborah. Des neveux et des nièces. D’autres petits Morgan. Pourquoi pas ? »
Elle exhala tout l’air de ses poumons – sa petite technique de self-control.
« Je croyais que maman était morte, dit-elle.
— Je capte ses pensées, répondis-je. Par l’intermédiaire du feuilleté aux cerises…
— Eh bien, change de chaîne. Que sais-tu sur la cristallisation des cellules ? »
Je battis des paupières.
« Waouh ! m’exclamai-je. Tu viens de battre tous les records dans le tournoi mondial du Changement de Sujet.
— Je suis sérieuse, dit-elle.
— Alors là tu me mets K-O, Deb. Quelle cristallisation des cellules ?
— Par le froid. Des cellules qui se sont cristallisées à cause du froid. »
Un trait de lumière illumina mon esprit.
« Mais bien sûr ! m’écriai-je. Magnifique ! » Et tout au fond de moi des clochettes se mirent à tinter. Froid… Un froid propre et pur, et le couteau frais grésille presque en s’enfonçant dans la chair tiède. Un froid propre, antiseptique, le sang ralenti et impuissant, absolument essentiel et totalement nécessaire, ce froid. « Pourquoi n’y ai-je pas… ? » commençai-je à dire.
Je me tus dès que je vis l’expression de Deborah.
« Quoi ? me pressa-t-elle. Pourquoi ‘‘bien sûr’’ ? »
Je secouai la tête.
« Dis-moi d’abord ce que tu veux savoir. »
Elle me fixa d’un regard dur pendant de longues secondes puis vida à nouveau l’air de ses poumons.
« Je crois que tu es au courant, finit-elle par dire. Il y a eu un autre meurtre.
— Je sais. Je suis passé à côté hier soir.
— Tu ne t’es pas contenté de passer, apparemment. » Je haussai les épaules. Tout se sait à Metro-Dade. « Alors, ça voulait dire quoi ce ‘‘bien sûr’’ ?
— Rien, répondis-je, légèrement agacé à présent. La chair du cadavre avait l’air un peu différente cette fois. Si elle a été exposée au froid… dis-je en ouvrant les mains. Voilà, c’est tout. Froid comment ?
— Comme de la viande réfrigérée, dit-elle. Mais pourquoi ferait-il ça ? »
Parce que c’est magnifique, pensai-je.
« Ça ralentit l’écoulement du sang », expliquai-je.
Elle m’observa attentivement.
« Et c’est important ? »
Je pris une longue inspiration, peut-être légèrement saccadée. Non seulement je ne saurais jamais l’expliquer, mais elle serait obligée de me coffrer si j’essayais.
« C’est vital », dis-je.
Sans trop savoir pourquoi, j’éprouvais une grande gêne.
« Pourquoi vital ?
— Ça, euh… Je ne sais pas. Je crois qu’il a une relation spéciale avec le sang, Deb. Juste une impression qui me vient de… Je ne sais pas. J’ai aucune preuve, tu sais. »
Elle me fixait à nouveau de son drôle de regard. Je me creusai la tête pour trouver quelque chose à dire, mais rien ne vint. Dexter le tchatcheur, le beau parleur, se retrouvait la langue engourdie, sans rien à dire.
« Merde ! dit-elle enfin. C’est tout ? Le froid ralentit le sang, et c’est vital ? Allons, Dexter ! Qu’est-ce que ça a de si bien ?
— Le mot ‘‘bien’’ n’entre pas dans mon vocabulaire tant que je n’ai pas bu de café, dis-je, faisant un effort désespéré pour me reprendre.
— Merde ! » répéta-t-elle.
Rose nous apporta notre café. Deborah en avala une petite gorgée.
« Hier soir, j’ai été conviée à la réunion des 72 heures », dit-elle.
Je battis des mains.
« Bravo ! T’y voilà. Tu n’as plus besoin de moi. »
Metro-Dade a pour règle de réunir toute l’équipe de la Criminelle environ soixante-douze heures après un meurtre. Le responsable de l’enquête et son équipe font le point avec le médecin légiste et, parfois, un représentant du ministère public. Cela permet d’informer tout le monde. Si Deborah avait été conviée, c’était qu’elle participait à l’enquête.
Elle fronça les sourcils.
« Je ne sais pas y faire en politique, Dexter. Je sens bien que LaGuerta essaie de m’exclure de l’affaire mais je ne peux pas y changer grand-chose.
— Elle cherche toujours son témoin mystérieux ? » Deborah fit oui de la tête. « Vraiment ? Même après la nouvelle victime d’hier soir ?
— Elle dit que ça ne fait que confirmer. Parce que, cette fois, le tueur a eu le temps de tout découper.
— Mais chaque morceau de corps était différent », protestai-je. Elle haussa les épaules. « Et tu as suggéré quelque chose ? »
Deb détourna le regard.
« Je lui ai dit que selon moi c’était une perte de temps de chercher un témoin, car à l’évidence le tueur n’avait pas été interrompu mais était simplement insatisfait.
— Aïe ! fis-je. C’est vrai que toi et la politique ça fait deux…
— Mais merde ! » cria-t-elle. Deux vieilles dames assises à la table voisine la fusillèrent du regard. Elle ne s’aperçut de rien. « Ce que tu disais se tient tout à fait. C’est l’évidence même. Et elle m’ignore totalement. Pire, même.
— Qu’est-ce qui peut être pire que d’être ignoré ? » demandai-je.
Elle rougit.
« J’ai surpris deux agents en train de ricaner à mon sujet. Il y a une nouvelle blague qui circule et c’est moi qui en fais les frais. » Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux. « Einstein, dit-elle.
— Désolé, je ne saisis pas.
— Si j’avais la cervelle aussi grosse que mes nichons, je serais Einstein », dit-elle amèrement. Je me raclai la gorge pour ne pas rire. « C’est elle qui a lancé ça, poursuivit Deb. Ce genre de sobriquet à la con te colle à la peau, et après y a pas moyen d’obtenir une promotion parce que les gens s’imaginent que personne ne va te respecter avec un tel surnom. Merde quoi, Dex ! répéta-t-elle. Elle est en train de foutre en l’air ma carrière. »
J’éprouvai un petit élan de chaleur protectrice à son égard.
« C’est une imbécile.
— Et je dois le lui dire, Dex ? Ce serait une bonne manœuvre politique, ça ? »
Notre commande arriva. Rose jeta brutalement les assiettes devant nous comme si elle avait été condamnée par un juge corrompu à servir des assassins spécialisés dans les bébés. Je lui adressai un immense sourire et elle s’éloigna de son pas traînant en bougonnant.
Je pris une bouchée, puis me concentrai sur le problème de Deborah. Il fallait que je le voie ainsi, comme le problème de Deborah. Non pas « ces meurtres fascinants ». Ou bien « cette méthode incroyablement attrayante », ou encore « le truc que j’aimerais tant faire aussi un jour ». Il fallait absolument que je reste en dehors. Mais je me sentais tellement titillé. Même le rêve de la nuit précédente, avec son air froid… Une pure coïncidence, mais troublante malgré tout.
Car ce tueur avait touché le cœur de ma propre stratégie de tueur. Dans sa manière de travailler, bien entendu, pas dans le choix de ses victimes. Il fallait le faire cesser, c’était certain, aucun doute là-dessus. Les pauvres prostituées.