Et pourtant… ce besoin de froid… Ce serait passionnant à explorer un jour. Trouver un petit endroit sombre et étroit…
Étroit ? D’où me venait cette idée ?
Mon rêve, naturellement. Mais cela ne signifiait-il pas que mon inconscient voulait que j’y pense ? Et, sans que je puisse me l’expliquer, cette idée d’étroitesse semblait appropriée. Froid et étroit…
« Un camion frigorifique », dis-je.
J’ouvris les yeux. Deborah, la bouche pleine d’œuf, mit un bout de temps à répondre.
« Quoi ?
— Oh, c’est juste une hypothèse. Rien de sûr. Mais ça pourrait être logique, non ?
— Qu’est-ce qui pourrait être logique ? » demanda-t-elle.
Je baissai les yeux et fronçai les sourcils, essayant de me représenter comment tout pouvait s’imbriquer.
« Il recherche un environnement froid. Afin de stopper l’écoulement du sang et parce que c’est… euh… plus propre.
— Si tu le dis.
— Parfaitement. Et il faut que ce soit un espace exigu…
— Pourquoi ? D’où ça te vient, ce foutu espace exigu ? »
Je choisis d’éluder cette question.
« Donc un camion frigo remplirait toutes ces conditions ; en plus c’est mobile, ce qui facilite grandement les choses pour se débarrasser des ordures après. »
Deborah mordit dans un bagel et réfléchit un moment tout en mastiquant.
« Donc, dit-elle enfin avant d’avaler, le tueur pourrait avoir accès à l’un de ces camions ? Ou même en posséder un ?
— Mmm. Peut-être. Sauf que le corps d’hier soir est le seul qui présentait des signes de froid. »
Deborah approuva de la tête.
« Il viendrait donc de s’acheter un camion ?
— Il y a peu de chances. Tout ça est encore expérimental. Il a probablement essayé le froid sur une impulsion. »
Elle hocha la tête.
« Et ce serait trop beau bien sûr qu’il en utilise un pour son boulot ou un truc du style ? »
Je la gratifiai de mon beau sourire de requin.
« Ah, Deb ! Comme tu as l’esprit vif ce matin. Non, j’ai bien peur que notre ami soit bien trop malin pour risquer de se compromettre ainsi. »
Deborah but une petite gorgée de son café, reposa la tasse et se laissa aller dans son fauteuil.
« Donc on cherche un camion volé, finit-elle par dire.
— J’en ai bien peur, répondis-je. Combien peut-il y en avoir eu ces dernières quarante-huit heures ?
— À Miami ? grogna-t-elle. Il suffit qu’une personne en vole un, le bruit se répand que c’est un vol très rentable, et du jour au lendemain n’importe quel rappeur de mes deux, marielito, junkie ou petit fortiche des lycées doit en voler un, juste pour être dans le coup.
— Il n’y a plus qu’à espérer que le bruit ne s’est pas encore répandu », dis-je.
Deborah avala le dernier morceau de son bagel.
« Je vérifierai », dit-elle.
CHAPITRE VIII
En théorie, la réunion des 72 heures laisse assez de temps à toute l’équipe pour progresser dans l’enquête, mais a lieu suffisamment tôt pour que les différentes pistes soient encore fraîches. C’est ainsi que dès le lundi matin, dans une salle de conférence du deuxième étage, l’imbattable équipe de la Criminelle de Metro-Dade, dirigée par l’invincible inspecteur LaGuerta, fut de nouveau convoquée pour une réunion des 72 heures. Je me joignis à eux. Je récoltai quelques regards inquisiteurs et une ou deux remarques bon enfant lancées sur un ton jovial par des policiers qui me connaissaient. « Hé, l’expert du sang ! Où est ta serpillière ? » L’élite de la police, rien que ça ; et ma Deborah rallierait bientôt leurs rangs. J’éprouvai une grande fierté et une certaine humilité à me trouver dans la même pièce qu’eux.
Malheureusement, ces sentiments n’étaient pas partagés par tout le monde.
« Qu’est-ce que vous foutez là ? » grommela le brigadier Doakes.
C’était un très gros Noir qui affichait en permanence un air offensé et hostile. Il se dégageait de sa personne une férocité froide qui aurait certainement été des plus utiles à quelqu’un ayant le même hobby que moi. Dommage que nous ne puissions être amis. Mais, bizarrement, il détestait tous les techniciens et, encore plus bizarre, depuis toujours il en avait particulièrement après Dexter. Il détenait aussi le record de Metro-Dade en haltérophilie. Il méritait donc mon sourire circonspect.
« Je ne fais que passer, brigadier, lui dis-je.
— Vous avez rien à faire là, répondit-il. Foutez-moi le camp.
— Il peut rester, brigadier », intervint LaGuerta.
Doakes lui jeta un regard mauvais.
« Il a rien à foutre ici.
— Je ne veux froisser personne, dis-je en me dirigeant doucement vers la porte, sans grande conviction.
— Cela ne pose aucun problème », dit LaGuerta, qui m’adressa même un sourire. Elle se tourna vers Doakes. « Il peut rester, répéta-t-elle.
— Il me fout les glandes », maugréa-t-il.
Pour la première fois il me fut donné d’apprécier la perspicacité de cet homme. Bien sûr que je lui foutais les glandes. La seule chose qui m’étonnât, finalement, c’était de voir que dans cette salle remplie de flics il était le seul sur qui ma présence produisait cet effet.
« Allez, on commence », dit LaGuerta, faisant légèrement claquer un fouet imaginaire, réaffirmant par là que c’était elle le chef.
Doakes s’avachit sur son siège, non sans me fusiller une dernière fois du regard.
La première partie de la réunion fut une affaire de routine : des rapports, des manigances politiques, toutes ces petites choses qui font de nous des êtres humains. Enfin, pour ceux d’entre nous qui sont humains. LaGuerta donna des instructions aux policiers chargés de la communication sur ce qu’ils avaient le droit de divulguer à la presse. Parmi les éléments qu’ils pouvaient communiquer se trouvait une nouvelle photo sur papier glacé de l’inspecteur qu’elle avait fait faire pour l’occasion. C’était un cliché à la fois sobre et glamoureux, voyant mais raffiné. On pouvait presque la voir en officier de paix sur cette photo. Si seulement Deborah pouvait avoir ce don pour les relations publiques.
Une heure s’était écoulée et l’on n’avait toujours pas abordé le cœur du sujet. Enfin, LaGuerta demanda où en étaient les recherches concernant le témoin mystérieux. Personne n’avait rien à signaler. J’affectai un air surpris.
LaGuerta, les sourcils froncés, adressa au groupe un regard désapprobateur.
« Allons ! dit-elle. Il faut que vous me trouviez quelque chose. »
Mais personne ne réagit et le silence se fit, toutes les personnes présentes se mettant à étudier leurs ongles, le sol, ou la cloison insonorisante du plafond.
Deborah s’éclaircit la voix.
« Je, euh… dit-elle avant de s’éclaircir la voix à nouveau. J’avais, euh… une idée. Une autre idée. Je me disais qu’on pourrait essayer une direction légèrement différente. »
On aurait dit qu’elle récitait son texte – ce qu’elle faisait, d’ailleurs. Mes prudentes leçons ne pouvaient l’amener à paraître naturelle au moment de parler, mais au moins s’en était-elle tenue à ma formule soigneusement choisie et politiquement correcte.
LaGuerta leva un sourcil au dessin parfait.
« Une idée ? Vraiment ? » Elle eut une moue pour montrer à quel point elle était surprise et ravie. « S’il vous plaît, ayez l’amabilité de nous en faire part, agent Ein… je veux dire Morgan. »