Le sommeil m’avait abandonné pour la nuit, pas de doute. J’allumai la lampe. Mes mains étaient moites et tremblaient légèrement. Je les essuyai sur le drap mais ce fut sans effet. Les draps étaient tout aussi mouillés. Je me rendis d’un pas trébuchant à la salle de bains. Je tins mes mains sous l’eau un moment. Le robinet laissait couler un filet tiède, à température ambiante, et un court instant je me lavai les mains dans du sang, l’eau devint rouge ; l’espace d’une seconde, dans la pénombre de la salle de bains, le lavabo fut rouge sang.
Je fermai les yeux.
Le monde bascula.
J’avais voulu effacer cette illusion d’optique causée par mon cerveau embrumé : fermer les yeux, les rouvrir, la vision aurait disparu et ce serait à nouveau de l’eau propre toute simple qui coulerait dans la vasque. Au lieu de quoi, c’était comme si en fermant mes yeux j’en avais ouvert une deuxième paire sur un autre monde.
J’étais de nouveau dans mon rêve, en train de flotter comme une lame de couteau au-dessus des lumières de Biscayne Boulevard, en train de voler, froid et bien affilé, et prêt à fondre sur ma proie et…
Je rouvris les yeux. L’eau n’était que de l’eau.
Mais qu’étais-je, moi ?
Je secouai la tête violemment. Du calme, mon vieux. Pas de Dexter qui perd la boule, OK ? Je pris une profonde inspiration et jetai un coup d’œil à mon reflet. Dans le miroir j’avais la tête de toujours. Une expression soigneusement maîtrisée. Des yeux bleus calmes et moqueurs, une imitation parfaite de la vie humaine. Mis à part le fait que mes cheveux rebiquaient comme ceux de Stan Laurel, je ne voyais aucun signe de ce qui avait court-circuité mon cerveau endormi et m’avait tiré du sommeil.
Je refermai prudemment les yeux.
L’obscurité.
L’obscurité toute simple. Pas de sang, pas de survol, pas de lumières de la ville. Juste ce bon vieux Dexter debout, les yeux fermés devant son miroir.
Je les rouvris. Salut, l’ami, ravi de te retrouver. Mais où étais-tu fourré ?
C’était une très bonne question. J’ai vécu l’essentiel de ma vie sans être jamais troublé par des rêves, et encore moins des hallucinations. Aucune vision de l’Apocalypse pour moi, merci ; aucun symbole jungien dérangeant qui remonterait de mon subconscient ; aucune image mystérieuse récurrente qui ponctuerait l’histoire de mon inconscient. Rien ne vient jamais ébranler la nuit de Dexter. Quand je dors, tout en moi dort.
Alors, qu’est-ce qui venait de se passer ? Pourquoi ces images m’étaient-elles apparues ?
Je m’aspergeai le visage et m’aplatis les cheveux. Je n’en fus pas plus avancé, mais cela me fit me sentir un peu mieux. Les choses pouvaient-elles aller vraiment mal si mes cheveux restaient disciplinés ?
À vrai dire, je n’en savais rien. Elles pouvaient aller très mal. J’étais peut-être en train de disjoncter complètement. Peut-être glissais-je peu à peu dans la démence depuis longtemps, et ce nouveau tueur n’avait fait que précipiter la chute finale dans l’insanité la plus totale. Comment pouvais-je espérer mesurer la relative santé mentale de quelqu’un comme moi ?
Les images m’avaient paru si réelles. Mais elles ne pouvaient l’être : je n’avais pas bougé de mon lit. Et pourtant j’avais presque cru sentir le relent de la mer, des pots d’échappement et du mauvais parfum qui flottait sur Biscayne Boulevard – on ne peut plus réels. Mais n’était-ce pas là un des signes de la folie, que de ne pas pouvoir distinguer les fantasmes de la réalité ? Je n’avais pas de réponse et aucun moyen d’en trouver. Il était exclu d’aller voir un psy, bien sûr : je terroriserais le pauvre bonhomme et il mettrait sûrement un point d’honneur à me faire enfermer quelque part. Certes, je ne contestais nullement la sagesse d’une telle décision. Mais si j’étais en train de lâcher prise par rapport à l’équilibre que je m’étais construit, ça ne regardait que moi, et la première difficulté était que je n’avais aucun moyen de m’en assurer.
Quoique, à bien y réfléchir, il en existait peut-être un.
Dix minutes plus tard, je longeais Bayfront Park au volant de ma voiture. Je conduisais lentement car, de fait, je ne savais pas exactement ce que je cherchais. Cette partie de la ville dormait – pour autant qu’elle dorme jamais. Quelques personnes isolées tourbillonnaient certes encore sur la scène de Miami : des touristes qui avaient bu trop de café cubain et ne pouvaient dormir ; des gens de l’Iowa à la recherche d’une station-service ; des étrangers qui cherchaient South Beach. Sans oublier les prédateurs : les voyous, les voleurs, les junkies, les vampires, les goules et les monstres en tout genre comme moi. Mais dans ce quartier, à cette heure, leur nombre était restreint. Miami était déserte, aussi déserte qu’elle peut l’être ; une ville rendue solitaire par le fantôme de la foule qui la peuplait le jour. Une ville qui, débarrassée de son masque de soleil et de ses T-shirts voyants, se réduisait à un simple terrain de chasse.
Moi aussi, donc, je chassais. Les autres présences de la nuit me suivaient des yeux puis se détournaient tandis que je passais sans ralentir. Je poursuivis vers le nord, franchis le vieux pont mobile, traversai le centre de Miami, toujours sans savoir ce que je cherchais et sans le voir… et pourtant, de façon très troublante, absolument certain que je le trouverais, que j’allais dans la bonne direction, que quelque chose m’attendait quelque part.
Juste après l’hôtel Omni, la vie nocturne s’amplifia. Plus d’activité, plus de choses à voir. Des cris joyeux sur les trottoirs, une musique métallique qui se déversait par les vitres des voitures. Les filles de la nuit étaient sorties, par bandes entières, et se tenaient aux coins des rues ; elles pouffaient de rire entre elles ou fixaient d’un regard vide les voitures qui passaient. Et les occupants des voitures ralentissaient pour les fixer à leur tour, lorgnant les accoutrements et la chair dénudée. À environ deux cents mètres devant moi, une Corniche neuve s’arrêta et une nuée de filles sortit immédiatement de l’ombre, quitta le trottoir et s’attroupa autour du véhicule. La circulation fut brutalement interrompue ; les klaxons retentirent. La plupart des conducteurs restèrent à l’arrêt, pas si mécontents du spectacle, mais un camion impatient déboîta de la file de voitures et prit la voie de gauche.
Un camion frigorifique.
Rien d’important, me dis-je. Une livraison nocturne de yaourts ; des saucisses de porc pour le petit déjeuner, fraîcheur garantie. Une cargaison de mérous à destination du Nord ou de l’aéroport. À Miami, les camions frigo circulent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même à cette heure-ci, même en pleine nuit. Voilà ce que c’était, rien de plus.
J’appuyai malgré tout sur l’accélérateur. Je me faufilai entre les voitures. Je n’étais plus qu’à trois voitures de la Corniche et de son conducteur. La circulation fut de nouveau au point mort. Je jetai un coup d’œil au camion. Il filait le long de Biscayne Boulevard, approchant d’une série de feux. J’allais le perdre si je restais trop en arrière. Et soudain je voulus à tout prix le rattraper.
J’attendis qu’il y ait une trouée entre les voitures pour m’engager rapidement sur la voie de gauche. Je dépassai la Corniche puis pris de la vitesse, me rapprochant du camion. J’essayais de ne pas rouler trop vite pour ne pas me faire repérer, tout en réduisant peu à peu l’espace qui nous séparait. Il fut à trois feux devant moi, puis à deux.