Puis son feu passa au rouge et, avant que je puisse me réjouir et tenter de le rattraper, le mien aussi. Je m’arrêtai. Je m’aperçus avec stupeur que j’étais en train de me mordre la lèvre. J’étais tendu. Moi, Dexter, le bloc de glace, voilà que je ressentais une anxiété et un désespoir humains, un réel désarroi émotionnel. Je voulais rattraper ce camion et en avoir le cœur net, oui, je mourais d’envie de m’approcher, d’ouvrir la porte de la cabine et de regarder à l’intérieur…
Et ensuite ? L’arrêter sans l’aide de personne ? Le prendre par la main et l’amener à cette chère LaGuerta ? Regardez ce que j’ai trouvé ! Je peux le garder ? Il était tout aussi probable que ce soit lui qui me garde. Il était réglé à fond sur le mode Chasseur, et je ne faisais que le suivre docilement comme un petit frère importun. Et pourquoi avais-je décidé de le suivre ? Était-ce simplement pour me prouver que c’était vraiment LUI, qu’il était bien ici en train de rôder et donc que je n’étais pas fou ? Mais, si je n’étais pas fou, comment avais-je pu savoir ? Que se passait-il dans mon cerveau ? Il valait peut-être mieux être cinglé, en fin de compte.
Un vieil homme passa devant ma voiture en traînant péniblement les pieds et entreprit de traverser la rue avec une incroyable lenteur. Je l’observai un moment, fasciné, me demandant ce que pouvait bien être la vie lorsqu’on se déplaçait aussi lentement, puis je reportai mon attention sur le camion frigo au loin.
Son feu était passé au vert. Le mien non.
Il accéléra aussitôt pour poursuivre sa route vers le nord, déjà à la limite de la vitesse autorisée, et je vis ses feux arrière s’amenuiser de plus en plus tandis que j’attendais d’avoir la voie libre.
Ce qui tardait à se produire. Et donc, les mâchoires crispées – calme-toi, Dexter –, je grillai le feu, évitant de peu le vieil homme. Il ne leva pas les yeux, pas plus qu’il ne rompit le pas.
La vitesse était limitée à 50 sur cette section de Biscayne Boulevard. À Miami, cela signifie que si l’on roule à moins de 75 on a toutes les chances de se faire éjecter de la route. J’accélérai jusqu’à 100, me frayant un chemin au milieu de la circulation fluide, prêt à tout pour réduire enfin la distance. Les lumières du camion disparurent comme il prenait un virage – mais peut-être avait-il tourné. Je poussai une pointe à 115 et, le moteur vrombissant, dépassai l’intersection de la voie surélevée de la 79e Rue, suivis la courbe qui longeait l’hypermarché Publix et poursuivis ma route sur la ligne droite, cherchant désespérément le camion des yeux.
Quand tout à coup je le vis. Là, devant moi…
… qui arrivait dans la direction opposée.
Le salaud avait fait demi-tour. M’avait-il senti dans son sillage ? L’odeur de mon pot d’échappement était-elle arrivée jusqu’à lui ? Peu importe ; c’était bien lui, le même camion, pas de doute possible, et dès que je l’eus croisé il tourna et emprunta la voie surélevée.
Je déboulai dans le parking d’un centre commercial et ralentis brusquement, faisant crisser les pneus, puis braquai et repris Biscayne Boulevard en sens inverse, vers le sud cette fois. Moins d’une centaine de mètres après, j’empruntai à mon tour la voie surélevée. Loin, très loin devant, presque au niveau du premier pont, j’aperçus les petites lumières rouges du camion, qui clignotaient, semblant me narguer. Mon pied enfonça la pédale de l’accélérateur et la voiture fila de plus belle.
Il amorçait la traversée du pont à présent, accélérait sur la pente, maintenant la distance entre nous. Ce qui signifiait qu’il devait savoir, devait s’être aperçu que quelqu’un le suivait. Je forçai encore un peu le moteur ; je me rapprochais, petit à petit, insensiblement.
Puis il disparut, dépassa le sommet et se retrouva sur l’autre versant du pont, poursuivant sa course bien trop rapide en direction de North Bay Village. C’était une zone où la police patrouillait très souvent. S’il roulait trop vite il serait repéré et on l’arrêterait. Et là…
Je franchissais le pont maintenant, arrivais au sommet et, de l’autre côté…
Rien.
La route était déserte.
Je ralentis, regardai dans toutes les directions depuis le point de vue qu’offrait le haut du pont. Une voiture roulait vers moi… pas le camion, juste une Mercury Marquis qui avait une aile défoncée. J’entamai la descente de l’autre côté du pont.
En bas, North Bay Village se scindait en deux zones résidentielles. Derrière une station-service à gauche, une rangée d’immeubles formait un large cercle. À droite se dressaient des maisons : petites mais luxueuses. Rien ne bougeait à gauche comme à droite. On n’apercevait aucune lumière, aucun signe ; pas le moindre mouvement, pas une trace de vie.
Lentement, je parcourus le village. Vide. Il avait disparu. Sur une île qui ne comportait qu’une route principale, il avait réussi à me semer. Mais comment ?
Je me rangeai sur le bas-côté et fermai les yeux. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être espérais-je voir quelque chose à nouveau. Mais je ne vis rien. Juste l’obscurité, et des petites lumières vives qui dansaient sur l’envers de mes paupières. J’étais fatigué. Je me sentais bête. Oui, moi : Dexter le déluré, qui se prenait pour le grand Devin et utilisait ses formidables pouvoirs de médium pour traquer le mauvais génie. Et le poursuivait à bord de son engin de combat ultra-puissant. Quand, selon toute vraisemblance, il ne s’agissait que d’un petit livreur défoncé qui s’adonnait à des jeux de macho avec le seul automobiliste présent sur la route cette nuit-là. Une spécialité de Miami dont tous les conducteurs faisaient l’expérience absolument chaque jour de la semaine. Essaie un peu de m’attraper… Et à la fin le majeur levé, le fusil brandi, ha ha ha, et on retourne au boulot.
Un simple camion frigo, rien de plus, qui devait à présent rouler plein pot vers Miami Beach, l’autoradio réglé à fond sur la station de heavy métal. Pas mon tueur. Et aucun lien mystérieux ne m’avait tiré de mon lit pour me faire traverser la ville en plein milieu de la nuit. C’était vraiment trop stupide. Bien trop stupide pour la tête froide, le cœur dur de Dexter.
J’appuyai un moment mon front contre le volant. Comme c’était merveilleux d’avoir enfin une authentique expérience humaine ! Maintenant je savais ce que c’était que de se sentir complètement idiot. J’entendis la sonnerie du pont mobile retentir non loin de là pour avertir qu’il n’allait pas tarder à se lever. Ding ding ding. La sonnette d’alarme de mon esprit abruti. Je bâillai. Allez, c’est l’heure de rentrer, l’heure de retourner au lit.
Derrière moi, un moteur vrombit. Je tournai la tête.
Il surgit de derrière la station-service en bas du pont, en exécutant un demi-tour sur lui-même. Il se déporta brusquement vers moi au moment de me doubler tout en continuant à accélérer et, dans le flou du mouvement, je vis au niveau de la vitre du conducteur les contours d’un objet qu’il lançait dans ma direction, avec violence. Je me baissai vivement. Quelque chose vint s’abattre sur la carrosserie de ma voiture, qui, à en juger par le bruit, devait l’avoir sérieusement endommagée. J’attendis quelques instants, pour être sûr. Puis je relevai la tête et jetai un coup d’œil. Le camion fonçait toujours. Il emboutit la barrière en bois et passa à travers sans décélérer, se propulsa sur le pont alors qu’il commençait son ascension et parvint aisément de l’autre côté, tandis que le gardien du pont se penchait par la fenêtre de sa cahute en vociférant. Puis le camion disparut sur l’autre versant du pont, avant de se retrouver là-bas dans Miami, de l’autre côté de l’espace qui augmentait au fur et à mesure que le pont s’élevait. Disparu, sans espoir cette fois, disparu comme s’il n’avait jamais existé. Et je ne saurais jamais si c’était mon tueur ou encore un de ces innombrables crétins de Miami.