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Aussi curieux que cela puisse paraître, LaGuerta ne m’avait pas demandé ce que je faisais à errer ainsi au volant de ma voiture en pleine nuit. Certes, je ne suis pas inspecteur, mais cette question m’avait paru aller de soi. Peut-être est-ce pure méchanceté de ma part, mais il me semble que cette omission était typique du personnage. En tout cas, voilà : elle n’avait pas demandé.

Et pourtant, apparemment, on avait encore plein de choses à se dire. Je la suivis donc jusqu’à sa voiture, une grosse Chevrolet bleu clair vieille de deux ans qu’elle conduisait pendant le service. En dehors du travail, elle avait aussi une petite BMW dont personne n’était censé connaître l’existence.

« Montez », dit-elle.

Je pris place sur le joli siège bleu du passager.

LaGuerta conduisait vite, se faufilant entre les voitures, et à peine quelques minutes plus tard nous étions déjà de l’autre côté du pont, dans Miami, nous avions traversé Biscayne Boulevard et nous nous trouvions à moins d’un kilomètre de l’I-95. Elle s’engagea sur l’autoroute et prit la direction du nord, progressant dans la circulation à une allure qui, même selon les critères de Miami, me sembla un peu excessive. Mais très vite elle obliqua vers la sortie qui rejoignait Sunrise. Elle me regarda du coin de l’œil, par trois fois, avant de se décider à parler.

« Vous avez une jolie chemise », dit-elle.

Je jetai un coup d’œil à la chemise en question. Je l’avais enfilée à la hâte avant de quitter mon appartement et la voyais à présent pour la première fois : une chemisette en polyester qui avait pour motifs des dragons rouge vif. Je l’avais portée toute la journée au travail, la veille, et elle n’était plus très fraîche, mais, cela dit, elle avait encore l’air à peu près propre. Plutôt jolie comme chemise, c’est vrai, mais enfin…

LaGuerta faisait-elle juste la conversation pour que je me laisse aller à des confidences compromettantes ? Soupçonnait-elle que j’en savais plus que je ne laissais paraître et cherchait-elle à me faire baisser la garde ?

« Vous êtes toujours si élégant, Dexter… » poursuivit-elle.

Elle tourna la tête vers moi et m’adressa un grand sourire niais, sans s’apercevoir que la voiture fonçait droit sur un camion-citerne. Elle se retourna à temps et fit glisser le volant d’un doigt ; nous contournâmes en douceur le camion et poursuivîmes vers l’ouest jusqu’à l’I-75.

Je réfléchis au contenu de ma garde-robe. Effectivement, j’étais toujours élégant. Je mettais un point d’honneur à être le monstre le mieux habillé de tout le comté de Dade. Oui, c’est vrai, il a découpé en morceaux ce gentil Mr Duarte, mais qu’est-ce qu’il était bien habillé ! Une tenue appropriée à chaque circonstance. Au fait, que fallait-il porter pour assister à une décapitation de bon matin ? Une chemisette colorée un peu cracra et un pantalon, bien sûr ! J’étais dans le vent. Mis à part, donc, le choix hâtif du jour, j’étais toujours méticuleux. C’était une des leçons de Harry : être soigné, bien s’habiller, rester discret.

Mais pourquoi un inspecteur de la police criminelle obsédée de politique y prêterait-elle une quelconque attention ? Ce n’était pas comme si…

À moins que… J’y vis clair soudain. Une légère expression dans le drôle de sourire qu’elle esquissait me donna la réponse. C’était ridicule, mais quelle autre explication pouvait-il y avoir ? LaGuerta ne cherchait pas à me faire baisser la garde et à me poser des questions plus insistantes sur ce que j’avais vu. Mes compétences en hockey ne lui faisaient absolument ni chaud ni froid.

LaGuerta cherchait à être aimable.

Je lui plaisais.

J’en étais encore à essayer de me remettre du choc horrible qu’avait été mon offensive grotesque et baveuse sur la pauvre Rita, et voilà que maintenant… je plaisais à LaGuerta ! ? Des terroristes avaient-ils largué des substances douteuses dans les réservoirs d’eau de Miami ? M’étais-je mis à sécréter un type de phéromone spécial ? La population féminine de Miami s’était-elle soudain aperçue que les hommes étaient des incapables et se tournait-elle alors vers moi par défaut ? Qu’est-ce qui pouvait bien se passer, très sérieusement ?

Bien sûr, je me trompais peut-être. Je me raccrochai à cette idée comme un barracuda à la queue d’un poisson. Après tout, quel narcissisme démesuré que de s’imaginer qu’une femme aussi raffinée, aussi sophistiquée et ambitieuse que LaGuerta puisse éprouver le moindre intérêt pour moi ! N’était-il pas bien plus probable que… ?

Quoi donc ? C’était très fâcheux, mais il fallait reconnaître que ce n’était pas une idée si saugrenue. Nous travaillions dans le même domaine et, par conséquent, comme il se disait traditionnellement parmi les flics, il y avait plus de chances qu’on se comprenne et se pardonne l’un l’autre. Notre relation pourrait résister aux horaires impossibles et au style de vie stressant de LaGuerta. En toute modestie, je suis plutôt présentable : je prends soin de moi, comme on dit. Et depuis des années maintenant je lui faisais mon numéro de charme. C’était de la lèche à visée purement politique, mais elle n’était pas obligée de le savoir. J’avais développé un vrai talent, l’un de mes seuls sujets de vanité. J’avais fait une étude très poussée et m’étais longuement entraîné, et lorsque je mettais la théorie en pratique personne ne pouvait s’apercevoir que je simulais. J’étais vraiment très doué pour disséminer des petites graines de charme. Peut-être était-il naturel que les graines finissent un jour par germer.

Mais germer de cette façon-là ? Et après ? Allait-elle suggérer un dîner tranquille un de ces soirs ? Ou quelques heures de bonheur visqueux au motel El Cacique ?

Fort heureusement, nous atteignîmes le palais des Sports juste avant que la panique ne s’empare totalement de moi. LaGuerta fit le tour du bâtiment à la recherche de la bonne entrée. Ce n’était pas difficile à trouver. Plusieurs voitures de police étaient dispersées sur le parking devant une série de portes à deux battants. Sa grosse voiture alla prudemment se ranger au milieu des autres véhicules. Je bondis dehors avant qu’elle puisse poser sa main sur mon genou. Elle sortit et me regarda quelques instants. Sa bouche fit une grimace.

« Je vais jeter un œil », lançai-je.

C’est à peine si je me retins de courir jusqu’à l’intérieur. Je fuyais LaGuerta, certes… mais je brûlais d’impatience aussi de me trouver sur les lieux, de voir ce que mon espiègle ami m’avait réservé, d’être près de son travail, de respirer l’odeur du prodige, d’apprendre.

À l’intérieur s’élevait le brouhaha savamment orchestré habituel à toute scène de crime ; et pourtant il me sembla déceler une certaine électricité dans l’air, un sentiment d’excitation et de tension légèrement étouffé qu’on ne rencontre pas sur n’importe quelle scène, l’impression d’avoir affaire à un crime résolument différent et d’être sur le point d’assister à des choses nouvelles et superbes, là, au premier rang. Mais peut-être n’était-ce que moi. Plusieurs personnes s’étaient attroupées autour du filet le plus proche. La plupart d’entre elles portaient l’uniforme de Broward ; elles se tenaient bras croisés et observaient tandis que le commissaire Matthews débattait d’un point de la juridiction avec un autre homme au costume strict. Comme je m’approchais, je vis Angel-aucun-rapport dans une position inhabituelle, debout, dominant un homme au front dégarni qui avait un genou à terre et inspectait un tas de paquets soigneusement emballés.