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— Mouais, fit Doakes. Je fais vérifier toutes les serrures au cas où elles auraient été forcées ?

— Pas la peine, lui répondit LaGuerta avec un joli froncement de sourcils. On l’a, notre lien avec la glace, maintenant. » Elle lança un regard à Deborah. « Le camion frigorifique n’est là que pour nous embrouiller. » De nouveau à Doakes. « La transformation des tissus devait être due à la glace d’ici. Le tueur est lié à cet endroit. » Un dernier coup d’œil à Deborah. « Pas au camion.

— Mouais », fit à nouveau Doakes.

Il n’avait pas l’air très convaincu, mais ce n’était pas lui le chef.

LaGuerta se tourna vers moi.

« Je pense que vous pouvez rentrer chez vous, Dexter, dit-elle. Je sais où vous habitez si j’ai besoin de vous. »

Elle n’alla pas jusqu’à me faire un clin d’œil.

Deborah m’accompagna jusqu’à l’imposante porte à deux battants.

« Si ça continue comme ça, dans un an je suis agent de la circulation préposée aux écoles, bougonna-t-elle.

— Ne dis pas de bêtises, Deb. Dans deux mois grand maximum.

— Merci.

— Non mais vraiment ! Tu ne peux pas la provoquer comme ça, aussi ouvertement. Tu n’as pas vu comment le brigadier Doakes s’y est pris ? Sois un peu subtile, bon sang !

— Subtile ! » Elle s’arrêta net et m’empoigna par la chemise. « Écoute, Dexter, il ne s’agit pas d’un jeu.

— Justement si, Deb. Un jeu politique. Et tu ne joues pas comme il faut.

— Je ne joue à rien du tout, lança-t-elle d’un ton rageur. Des vies humaines sont en danger. Il y a un boucher en liberté, et il le restera tant que cette décérébrée de LaGuerta mènera l’enquête. »

Je dus réprimer un élan d’espoir.

« C’est possible…

— C’est sûr, insista Deb.

— Mais, Deborah, tu ne pourras rien y changer si tu te fais expédier à Coconut Grove comme agent de la circulation.

— Non, dit-elle. Mais je pourrai y changer quelque chose si je trouve le tueur. »

Et voilà. Certaines personnes ne savent tout simplement pas comment fonctionne le monde. Deborah, sinon, était quelqu’un de très intelligent, vraiment… Elle avait hérité de la franchise positive de Harry, de sa manière directe de gérer les choses, mais, malheureusement, sans la sagesse qui les accompagnait. Chez Harry, la brusquerie était une façon de repousser la matière fécale. Chez Deborah, c’était une façon de nier qu’elle existe.

Je me fis ramener à ma voiture par l’un des véhicules de patrouille stationnés devant la patinoire. Je repris le volant, m’imaginant que j’avais gardé la tête, l’avais enveloppée soigneusement dans du papier de soie puis posée sur le siège arrière afin de la rapporter à la maison. Horrible et ridicule, je sais. Pour la première fois je compris ces hommes pitoyables, souvent des Shriners[2], qui caressent en secret des chaussures de femmes ou se déplacent toujours avec des dessous sales dans la poche. Un sentiment affreux qui me donna envie de prendre une douche presque autant que de caresser la tête.

Mais je ne l’avais pas. Il ne me restait plus qu’à rentrer chez moi. Je roulais doucement, juste en dessous de la vitesse autorisée, ce qui à Miami équivaut à avoir un panneau « Bottez-moi les fesses » accroché dans le dos. Personne n’alla jusque-là, bien sûr : il aurait fallu ralentir, pour ça. Mais je me fis klaxonner sept fois, rabattre sur le bas-côté huit fois, et cinq voitures me doublèrent à fond la gomme en passant sur le trottoir ou en empruntant la voie d’en face.

Mais, ce jour-là, même l’énergie débordante des autres conducteurs ne parvenait pas à me dérider. J’étais éreinté et abasourdi, et j’avais besoin de réfléchir, loin du vacarme du palais des Sports et du blabla imbécile de LaGuerta. Le fait de conduire lentement me permettait de penser, de chercher à comprendre la signification de tout ce qui s’était passé. Et je m’aperçus que j’avais une phrase stupide qui me résonnait dans la tête et ricochait sur toutes les bosses et les fentes de mon cerveau exténué. Elle possédait une vie bien à elle. Plus elle s’imposait dans mes pensées et plus elle avait de sens. Mais, au-delà du sens, cela devint comme une sorte de mantra attrayant, cela devint la clé pour réfléchir au tueur, à la tête qui avait roulé en plein milieu de la rue, au miroir disposé entre les morceaux de corps magnifiquement secs.

Si c’était moi…

Comme dans : Si c’était moi, que chercherais-je à exprimer à travers le miroir ? ou : Si c’était moi, qu’aurais-je fait du camion ?

Bien sûr, ce n’était pas moi, et un tel sentiment de jalousie est terriblement néfaste pour l’âme, mais, étant donné que je n’avais pas conscience d’en avoir une, peu m’importait. Si c’était moi, j’aurais abandonné le camion dans un fossé quelque part, non loin du palais des Sports. Puis j’aurais quitté les lieux le plus vite possible – dans une voiture planquée ? volée ? Ça dépendrait. Mais, si c’était moi, aurais-je prévu dès le début de laisser le corps à la patinoire, ou aurait-ce été une conséquence de la course-poursuite sur Biscayne Boulevard ?

Ça ne tenait pas debout. Il ne pouvait pas avoir su à l’avance que quelqu’un le poursuivrait jusqu’à North Bay Village, n’est-ce pas ? Pourquoi cependant avoir la tête à portée de main, prête à être lancée ? Et pourquoi aller déposer le reste du corps à la patinoire ? C’était un choix un peu singulier. Certes, il y avait énormément de glace et le froid était un élément essentiel. Mais ce vaste espace sonore ne convenait en aucun cas à mes petits moments intimes – si c’était moi, bien sûr. Il y avait là un aspect terrible et désolé, ouvert à tous les vents, qui n’encourageait pas la vraie créativité. Amusant à visiter, mais pas le studio d’un véritable artiste. Une surface d’exposition, pas un espace de travail. Ça ne collait pas vraiment.

Enfin, si c’était moi…

La patinoire était donc une incursion audacieuse dans un territoire inconnu. Cette nouveauté déstabiliserait complètement les flics et les conduirait à coup sûr dans la mauvaise direction. S’ils en venaient jamais à comprendre qu’il y avait une direction à suivre, ce qui paraissait de plus en plus improbable.

Et pour couronner le tout, le miroir. Si j’avais raison quant au choix de la patinoire, alors l’ajout du miroir viendrait bien sûr refléter cette décision. Ce serait une sorte de commentaire sur ce qui venait de se passer, en relation avec la tête. Ce serait une déclaration qui résumerait tous les autres bouts de phrase, les envelopperait soigneusement comme les morceaux de corps : l’élégante touche finale d’une grande œuvre. Mais quelle serait cette déclaration, si c’était moi ?

Je te vois.

Oui. C’était forcément ça, malgré le côté un peu trop évident. Je te vois. Je sais que tu es derrière moi, et je te regarde. Mais j’ai une belle avance sur toi, je trace ta route, fixe ta vitesse et te regarde me suivre. Je te vois. Je sais qui tu es et où tu es, et tout ce que tu sais de moi, c’est que je te regarde. Je te vois.

Ça semblait coller. Mais pourquoi n’en ressentais-je pas un certain soulagement ?

Et surtout, quels éléments de cette interprétation devais-je partager avec ma pauvre Deborah ? Cette affaire prenait un tour si intimement personnel qu’il me fallait me faire violence pour me rappeler qu’il y avait aussi un angle officiel, qui était de la première importance pour ma sœur et sa carrière. Je ne pouvais tout de même pas lui expliquer – ni à elle ni à personne – que selon moi le tueur essayait de me signifier quelque chose… si j’avais suffisamment d’esprit pour l’entendre et lui répondre. Quant au reste, y avait-il des éléments que je me devais de transmettre à Deborah, et en avais-je vraiment envie ?

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2

Membres d’une organisation secrète d’ordre maçonnique fondée en 1872. Ils sont surtout connus en Amérique du Nord pour leurs réseaux d’hôpitaux gratuits réservés aux enfants et pour leur cirque itinérant (NdT).