Sur le frigo, retenue par les cheveux au moyen d’un de mes petits aimants en forme de fruit tropical, se trouvait une tête de poupée Barbie. Je ne me rappelais pas l’avoir mise là. Je ne me rappelais pas en avoir possédé une, du reste. Il me semblait que je me serais souvenu de ce genre de chose.
Je tendis la main vers la petite tête en plastique. Elle oscilla doucement et alla heurter la porte du congélateur avec un léger toc. Elle décrivit un quart de cercle et les yeux de Barbie vinrent se poser sur moi – un regard vif de colley. Je soutins son regard.
Sans trop savoir ce que je faisais, j’ouvris la porte du congélateur. À l’intérieur, posé délicatement sur le bac à glace, se trouvait le corps de Barbie. Les bras et les jambes avaient été détachés et le corps démantelé au niveau de la taille. Les morceaux étaient soigneusement empilés et réunis par un ruban rose. Une des minuscules mains de Barbie tenait un petit accessoire, un joli miroir miniature.
Au bout d’un long moment, je refermai la porte du congélateur. J’avais envie de m’allonger par terre et de poser la joue contre le linoléum frais. Au lieu de quoi, je tendis mon petit doigt et donnai une pichenette à la tête de Barbie. Elle fit toc toc sur la porte. Je répétai mon geste. Toc toc. Chic ! J’avais un nouveau hobby !
Je laissai la poupée à sa place et retournai m’asseoir, me calant bien au fond des coussins, puis je fermai les yeux. Je savais que j’aurais dû me sentir contrarié, énervé, effrayé, violé dans mon intimité, rempli d’une paranoïa hostile et d’une fureur légitime. Mais ce n’était pas le cas. Je me sentais en fait… comment dire ? Plutôt grisé. Fébrile, peut-être ? Était-ce de l’euphorie ?
Je n’avais aucun doute, bien entendu, sur l’identité de mon visiteur. À moins d’accepter l’idée saugrenue qu’un étranger, pour d’obscures raisons, aurait décidé que mon appartement était l’endroit idéal pour exposer sa poupée Barbie décapitée.
Non. J’avais reçu une petite visite de mon artiste préféré. Peu importait comment il m’avait trouvé. Il ne lui était pas bien difficile de noter mon numéro d’immatriculation à North Bay Village l’autre nuit. Il avait pu m’observer à loisir depuis sa cachette derrière la station d’essence. Avec ça, il ne fallait pas être un crack en informatique pour découvrir mon adresse. Ça avait dû être un jeu d’enfant de se faufiler à l’intérieur, de jeter un coup d’œil partout et de laisser un petit message.
Et voilà quel était le message : la tête pendait seule d’un côté, les morceaux de corps étaient empilés sur la glace, et à nouveau ce foutu miroir. Si on ajoutait à cela le manque d’intérêt total pour le reste de mon appartement, il ne pouvait y avoir qu’une seule signification.
Mais laquelle ?
Que me disait-il ?
Il aurait pu laisser tout et n’importe quoi. Il aurait pu planter dans mon linoléum un couteau de boucher sanglant fiché dans le cœur d’une vache. Je lui savais gré de ne pas être allé jusque-là – quelle saleté ! -, mais pourquoi une Barbie ? Certes, la poupée renvoyait au corps de sa dernière victime, mais pourquoi m’en reparler ? Était-ce moins sinistre finalement qu’un autre message qui aurait été plus visqueux, ou l’était-ce davantage ? Me disait-il : Je te regarde et je t’aurai ? Ou bien plutôt : Salut ! Tu veux jouer ?
Oui, je voulais jouer. Bien sûr que oui.
Mais que venait faire le miroir ? Sa présence ce jour-là lui donnait un sens qui allait bien au-delà du camion et de la course-poursuite sur la voie surélevée. Il acquérait à présent une importance accrue. Tout ce qui me venait à l’esprit était : Regarde-toi. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Pourquoi fallait-il que je me regarde ? Je ne suis pas narcissique à ce point, du moins en ce qui concerne mon apparence physique. Et pourquoi d’ailleurs aurais-je voulu me regarder quand tout ce qui m’importait était de voir le tueur ? Il devait donc y avoir un autre sens qui m’échappait.
Mais même là je pouvais me tromper. Il était fort possible qu’il n’y ait aucune signification véritable. C’était difficile à croire de la part d’un artiste aussi raffiné, mais c’était possible. Et le message pouvait très bien être une allusion personnelle, délirante et sordide. Je n’avais absolument aucun moyen de savoir. Et je n’avais aucun moyen de savoir non plus ce qu’il fallait que j’en fasse. Si tant est que je doive en faire quelque chose.
Je fis le choix humain. Plutôt drôle quand on y pense : moi, faire un choix humain ! Harry aurait été fier. Comme un parfait humain, je décidai de ne rien faire. De voir venir. Je ne signalerais pas ce qui s’était passé. Après tout, qu’y avait-il à signaler ? Rien n’avait disparu. Il n’y avait rien à déclarer à titre officiel, si ce n’est : Ah, commissaire Matthews, je voulais vous informer qu’apparemment quelqu’un a pénétré dans mon appartement et a laissé une poupée Barbie dans mon congélateur.
Ça sonnait bien. J’étais sûr que ça remporterait un franc succès auprès de mes collègues. Peut-être que le brigadier Doakes mènerait sa propre enquête et qu’on le laisserait enfin révéler ses talents cachés pour les interrogatoires musclés. Ou peut-être se contenterait-on d’ajouter mon nom à la liste des employés mentalement retardés, où figurait déjà Deb, étant donné que le dossier était clos, officiellement du moins, et que, même lorsqu’il avait été ouvert, il n’avait jamais été question de poupées Barbie.
Non, il n’y avait vraiment rien à dire, rien que je puisse clairement expliquer. Alors, au risque de me faire à nouveau massacrer, je n’en parlerais pas non plus à Deborah. Pour des raisons difficiles à exprimer, j’étais sûr que cette histoire était strictement personnelle. Et, en la gardant pour moi, il y avait plus de chances que je me rapproche de mon visiteur. Afin de le livrer à la justice, bien sûr. Naturellement.
Ma décision prise, je me sentis beaucoup plus léger. J’en avais presque la tête qui tournait. Je n’avais aucune idée de ce qui en résulterait, mais j’étais prêt à prendre les choses comme elles viendraient. Ce sentiment perdura toute la nuit, et toute la journée du lendemain au travail, tandis que j’élaborais un rapport pour le labo, consolais Deb, volais un doughnut à Vince Masuoka… Il perdura jusqu’au soir alors que je rentrais chez moi en bravant la circulation joyeusement homicide des fins de journée. J’étais parfaitement zen, prêt à n’importe quelle surprise.
Enfin, c’est ce que je pensais.
Je venais tout juste de rentrer et de m’installer dans mon fauteuil pour me détendre lorsque le téléphone sonna. Je le laissai sonner. J’avais envie de souffler cinq minutes, et je ne voyais rien qui ne pût attendre. D’ailleurs, j’avais un répondeur qui m’avait coûté plus de cinquante dollars. Autant l’amortir.
Deux sonneries. Je fermai les yeux. Inspire. Détends-toi, mon vieux. Trois sonneries. Expire. Le répondeur se mit en marche et ma voix infiniment courtoise se fit entendre. « Bonjour. Je suis absent pour le moment, mais si vous voulez bien me laisser un message je vous rappellerai dès mon retour. Merci. »
Quel ton de voix fabuleux ! Quel esprit mordant ! C’était un message véritablement superbe. J’avais l’air presque humain. J’étais très fier de moi. J’inspirai à nouveau, tout en écoutant le biiiip mélodieux qui suivait.
« Salut, c’est moi. »
Une voix de femme. Mais pas Deborah. Je sentis une de mes paupières se contracter, d’agacement. Pourquoi y a-t-il tant de gens qui commencent leur message par « c’est moi » ? Bien sûr que c’est toi. On a compris. Mais tu es qui au juste ? Dans mon cas, le choix était plutôt restreint. Je savais que ce n’était pas Deborah. Ça n’avait pas l’air d’être LaGuerta, encore que tout était possible. Il restait donc…