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… Rita ?

« Euh, excuse-moi, je… » Un long soupir. « Écoute, Dexter, je m’excuse. Je pensais que tu m’appellerais et puis, comme tu ne l’as pas fait, je… » Un autre long soupir. « … Enfin, voilà. J’aimerais qu’on parle. Parce que je me suis rendu compte… C’est-à-dire… Oh, et puis zut ! Est-ce que tu pourrais, euh, m’appeler ? Si… tu sais… » Non, je ne savais pas. Absolument pas. Je n’étais même pas sûr de savoir qui parlait. Pouvait-il vraiment s’agir de Rita ? Un autre long soupir. « Excuse-moi si… » Puis un très long silence. Deux respirations complètes. Elle inspira à fond, expira. Inspira à nouveau, puis souffla brusquement. « S’il te plaît, Dexter, appelle-moi. Mais… » Un long silence. Un autre soupir. Puis elle raccrocha.

Très souvent dans ma vie j’ai eu l’impression que quelque chose m’échappait, un élément essentiel du puzzle que tous les autres trimballent partout avec eux sans y prêter la moindre attention. Je m’en soucie peu en général car la plupart du temps ça s’avère être juste une coutume humaine des plus stupides, comme, par exemple, comprendre toutes les subtilités du base-ball ou ne pas aller jusqu’au bout dès le premier rendez-vous.

Mais parfois j’ai l’impression de passer à côté d’un grand réservoir de sagesse, d’un puits de traditions qui me sont étrangères mais que les humains ressentent très vivement, au point de ne pas avoir besoin d’en parler et de ne même pas savoir les traduire en paroles.

C’était exactement ce qui se passait à cet instant.

J’étais censé comprendre que Rita venait de me signifier quelque chose de très précis ; ses silences et ses bafouillages devaient correspondre à un état extraordinaire que tout mâle humain aurait saisi de manière intuitive. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce dont il s’agissait et je ne savais pas non plus comment le découvrir. Devais-je compter les respirations ? Mesurer les silences et convertir les chiffres en versets bibliques pour tomber sur le code secret ? Que cherchait-elle à me dire ? Et pourquoi, du reste, cherchait-elle à me dire quelque chose ?

Selon moi, lorsque j’avais embrassé Rita, mû par une étrange et stupide impulsion, j’avais franchi une ligne que nous avions tacitement convenu de ne pas franchir. Une fois cet acte commis, pas moyen de l’effacer, de revenir en arrière. À sa façon, ce baiser avait été un crime. En tout cas, c’était rassurant de le voir ainsi. J’avais tué notre relation prudente en lui assenant un coup de langue en plein cœur, en la poussant du haut d’une falaise. Boum ! Morte. Depuis, je n’avais pas pensé une seule seconde à Rita. Elle avait disparu, avait quitté ma vie à la suite de cette impulsion incompréhensible.

Et la voilà maintenant qui m’appelait et enregistrait sa respiration pour mon bon plaisir.

Pourquoi ? Voulait-elle me sermonner ? Me traiter de tous les noms, me montrer l’étendue de ma bêtise, me forcer à comprendre l’immensité de mon offense ?

Cette histoire commençait à m’énerver au plus haut point. Je me mis à faire les cent pas dans mon appartement. Quel besoin avais-je de penser ainsi à Rita ? J’avais des préoccupations autrement plus importantes. Rita était juste un postiche pour moi, un pauvre déguisement du week-end, destiné à masquer le fait que j’étais un type qui aimait faire les choses que ce gars fascinant faisait actuellement – lui et pas moi.

Oh, mais n’était-ce pas de la jalousie ? Bien sûr qu’à ce moment-là je ne faisais rien. Je venais juste de finir. Et il me faudrait sans doute attendre un bon moment. Trop risqué. Je n’avais rien préparé.

Et pourtant…

Je retournai dans la cuisine et donnai une pichenette à la tête de Barbie. Toc. Toc, toc. Il me sembla soudain ressentir quelque chose. Une envie de jouer ? Une inquiétude profonde et durable ? Une espèce de jalousie professionnelle ? Je n’aurais pu dire, et Barbie, elle, se gardait bien de parler.

C’en était trop. L’aveu, de toute évidence faux, la violation de mon sanctuaire, et maintenant Rita… Il y a des limites à ce qu’un homme peut endurer. Même un pantin comme moi. Je commençais à me sentir perturbé, désorienté, pris de vertiges, hyperactif et léthargique en même temps. Je me dirigeai vers la fenêtre et jetai un coup d’œil dehors. Il faisait nuit à présent, et loin au-dessus de l’eau une lumière s’élevait dans le ciel ; à sa vue, une petite voix malveillante s’éleva également quelque part tout au fond de moi.

La lune.

Un murmure à mon oreille. À peine un son ; plutôt la sensation ténue qu’on prononçait mon nom, presque audible, quelque part pas si loin. Juste à côté, peut-être de plus en plus près. Aucun mot distinct, un simple bruissement de semblant de voix, un ton hors ton, une pensée faite souffle. Je sentis mon visage devenir brûlant et j’entendis soudain le bruit de ma respiration. Puis à nouveau la voix, un son doux déposé sur le bord de mon oreille. Je me tournai, tout en sachant qu’il n’y avait personne et que ce n’était pas mon oreille mais mon cher compagnon à l’intérieur, ramené à la conscience par Dieu sait quoi et par la lune.

Et quelle grosse lune hilare et bavarde. Oh, tout ce qu’elle avait à me dire… Je m’efforçai de lui expliquer que ce n’était pas le moment, que c’était beaucoup trop tôt, que j’avais d’autres priorités en ce moment, mais la lune ne voulait rien entendre. J’eus beau insister et argumenter pendant un quart d’heure, c’était perdu d’avance.

Désespéré, je déployai toutes les parades que je connaissais et, quand tout eut échoué, je fis quelque chose qui me choqua profondément. J’appelai Rita.

« Oh, Dexter, dit-elle. Je voulais… J’avais peur… Merci de me rappeler. Je voulais juste…

— Je sais, répondis-je, même si, bien sûr, je ne savais pas.

— Est-ce qu’on pourrait… ? Je ne sais pas ce que tu… Est-ce que je pourrais te voir plus tard et juste… ? J’aimerais vraiment te parler.

— Bien sûr », dis-je.

Et tandis que nous convenions de nous retrouver chez elle un peu plus tard, je me demandais ce qu’elle pouvait bien avoir en tête. Une scène de violence ? Des larmes de récrimination ? Un flot d’injures ? Je me retrouvais en territoire inconnu ; j’ignorais complètement dans quoi je m’embarquais.

Cet épisode vint miraculeusement me distraire pendant près d’une demi-heure après avoir raccroché, jusqu’à ce que la petite voix intérieure s’insinue à nouveau dans mon cerveau pour me seriner doucement que cette nuit devait à tout prix être spéciale.

Je me sentis de nouveau attiré vers la fenêtre et la vis qui m’attendait, l’énorme face réjouie dans le ciel, la lune hilare. Je tirai le rideau et m’éloignai, arpentai mon appartement dans un sens puis dans l’autre, touchai à tout, me disant que je vérifiais une fois de plus s’il manquait quelque chose, sachant pertinemment qu’il ne manquait rien, et sachant bien pourquoi. Et, à chaque passage dans le salon, je me rapprochais un peu plus du petit bureau où était posé mon ordinateur, et je savais très bien ce que je voulais faire mais ne devais pas faire, quand enfin, au bout de trois quarts d’heure, je n’y tins plus. J’étais trop fébrile pour rester debout et j’eus l’idée de me laisser tomber dans le fauteuil puisqu’il était juste à côté et, tant qu’à faire, puisque j’étais là, je n’avais qu’à allumer l’ordinateur, et une fois celui-ci allumé…

Ce n’est pas possible, pensai-je. Je ne suis pas prêt.

Mais, bien sûr, peu importait. Que je sois prêt ou non ne faisait aucune différence. LUI était prêt.