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— Oui, dis-je. Et Harry, mon père adoptif, s’est renseigné aussi, mais il n’a jamais voulu me dire exactement ce qui s’était passé. »

Brian indiqua l’intérieur du petit local.

« Voilà ce qui s’est passé, frérot. La tronçonneuse, des morceaux de corps qui volent dans tous les sens, le… sang… » Et à nouveau la même accentuation affreuse. « Deux jours et demi à croupir dedans. C’est un miracle qu’on ait survécu, non ? On aurait presque envie de croire en Dieu… » Ses yeux étincelaient et, à ce moment-là, Deborah se tortilla et émit un bruit étouffé. Il n’y prêta aucune attention. « On a estimé que tu étais assez jeune pour t’en remettre. Moi, j’avais un peu dépassé l’âge limite. Mais on a tous les deux subi un traumatisme psychique classique – tous les bouquins concordent sur ce point. C’est ça qui m’a fait tel que je suis… et je m’imaginais qu’il avait dû t’arriver la même chose.

— C’est vrai, approuvai-je. Exactement la même chose.

— Comme c’est charmant ! Les liens de famille… »

Je le regardai. Mon frère. Ce mot qui m’était étranger. Si je l’avais prononcé tout haut, je suis sûr que j’aurais bafouillé. C’était absolument impossible à croire ; mais ç’aurait été encore plus absurde de nier l’évidence. Il me ressemblait. On aimait les mêmes choses. On avait, qui plus est, exactement le même humour douteux.

« Mais je… »

Je secouai la tête.

« Oui, dit-il. Il faut quelques minutes pour se faire à l’idée qu’on est deux maintenant, pas vrai ?

— Un peu plus, peut-être, répondis-je. Je ne sais pas si…

— Ma parole ! On fait le délicat ? Après ce qui s’est passé ? Deux jours et demi à croupir ici, petit frère. Deux petits garçons, assis pendant deux jours et demi dans du sang », dit-il.

J’en eus la nausée, presque des vertiges, mon cœur était près de flancher, ma tête d’exploser.

« Non », lâchai-je avec un haut-le-cœur. Je sentis sa main sur mon épaule.

« Ce n’est pas important, dit-il. L’important, c’est ce qui va se passer maintenant.

— Ce qui… va se passer, répétai-je.

— Oui. Ce qui va se passer. Maintenant. » Il fit un drôle de petit bruit, entre le reniflement et le gargouillement, qui était très certainement sa propre version du rire, mais peut-être n’avait-il pas appris à l’imiter aussi bien que moi. « C’est le moment sans doute de prononcer une phrase telle que : ‘‘J’ai attendu ce moment toute ma vie !’’ » Il reproduisit l’espèce de raclement bizarre. « Bien sûr, aucun de nous deux ne pourrait se comporter ainsi si nous avions réellement des sentiments. Mais nous ne sommes pas capables d’en avoir, n’est-ce pas ? Nous avons passé notre vie à jouer un rôle. À réciter notre texte en faisant semblant d’appartenir à un monde conçu pour les humains, sans jamais être humains nous-mêmes. Et on essaye toujours, inlassablement, de trouver le moyen de SENTIR quelque chose, nous aussi ! On aspire sans cesse à un moment comme celui-ci, petit frère ! Pour éprouver enfin un sentiment authentique, véridique, non simulé !… Ça te coupe le souffle, pas vrai ? »

En effet. J’avais la tête qui tournait, et je n’osais pas refermer les yeux, par peur de ce qui pouvait m’attendre derrière. Mais, surtout, mon frère se tenait juste à côté de moi, m’enveloppait de son regard et exigeait que je sois moi-même, c’est-à-dire exactement comme lui. Et pour être moi-même, être son frère, pour être qui j’étais vraiment, il fallait que je, que je… quoi ? Mes yeux se tournèrent, malgré moi, vers Deborah.

« Oui », dit-il, et toute la fureur froide et joyeuse du Passager Noir se percevait dans sa voix, à présent. « Je savais que tu comprendrais. Cette fois, on le fait ensemble. »

Je secouai la tête, mais sans trop de conviction.

« Je ne peux pas, dis-je.

— Tu le dois », répondit-il.

Et nous avions tous les deux raison. Sa main sur mon épaule à nouveau, telle une plume, rivalisait avec la pression exercée par Harry, qu’il ne pourrait jamais comprendre et qui pourtant semblait tout aussi puissante que la main de mon frère, mais celle-ci m’incitait à me lever et me poussait à avancer : un pas, deux pas… Les grands yeux fixes de Deborah étaient rivés aux miens, mais avec cette présence derrière moi je ne pouvais pas lui dire que je n’allais certainement pas…

« Ensemble, dit-il. Encore une fois. Fini le passé. À nous le présent. En garde, en avant, on touche ! »

Encore un petit pas ; les yeux de Deborah hurlaient, me suppliaient, mais…

Il était à côté de moi maintenant, debout lui aussi, et un objet brillait dans sa main, deux objets.

« Un pour tous, tous pour un… Tu as lu Les Trois Mousquetaires ? » Il lança un couteau en l’air ; celui-ci décrivit un cercle puis atterrit dans sa main gauche, et il me le tendit. La faible lumière pâle se réfléchissait sur la lame, et je me sentis brûlé par son éclat autant que par la flamme qui dansait dans les yeux de Brian. « Allez, Dexter ! Petit frère. Prends le couteau. » Ses dents brillaient comme les lames. « Que le spectacle commence ! »

Deborah, dans son carcan de ruban adhésif, tentait de se débattre. Je baissai les yeux vers elle. Son regard exprimait une impatience extrême, ainsi qu’une folie croissante. Allons, Dexter ! Comment pouvais-je envisager une seconde de lui faire ça ? Que je la libère et qu’on rentre à la maison. D’accord, Dexter ? Dexter ? Ohé, Dexter ! C’est bien toi, n’est-ce pas ?

Et je ne savais pas.

« Dexter, dit Brian. Je ne veux certes pas influencer ta décision, mais depuis que j’ai appris que j’avais un frère exactement comme moi je n’ai fait qu’attendre ce moment. Et c’est pareil pour toi, je le vois sur ton visage.

— Oui, dis-je, ne quittant toujours pas des yeux le visage désespéré de Deb. Mais il faut vraiment que ce soit avec elle ?

— Pourquoi pas avec elle ? Qu’est-ce qu’elle est pour toi ? »

En effet, qu’est-ce qu’elle était ? Mes yeux étaient rivés sur ceux de Deb. Elle n’était pas vraiment ma sœur, après tout ; il n’y avait aucun lien de parenté entre nous, aucun. J’avais beaucoup d’affection pour elle, bien sûr, mais…

Mais quoi ? Pourquoi est-ce que j’hésitais ? Évidemment que c’était impossible. Je savais parfaitement que c’était impensable. Pas seulement parce que c’était Deb – même si ça comptait, bien sûr. Mais une pensée des plus étranges se formait dans ma pauvre tête tourneboulée et je ne parvenais pas à l’en chasser : Que dirait Harry ?

Je restai donc planté là, indécis, parce que, j’avais beau avoir très envie de céder, je savais ce que dirait Harry. Il l’avait déjà dit. C’était une vérité immuable de Harry : Fais la peau aux sales types, Dexter. Pas à ta sœur. Mais Harry n’avait jamais prévu un tel scénario – comment aurait-il pu ? Il n’avait jamais imaginé, en élaborant le code Harry, que je serais confronté à une telle alternative : prendre parti pour Deborah – qui n’était pas ma vraie sœur – ou m’associer avec mon vrai frère 100% authentique pour un jeu auquel je désirais tant jouer. Harry ne pouvait pas avoir envisagé cela lorsqu’il m’avait mis sur le droit chemin. Harry ne pouvait pas savoir que j’avais un frère qui…

Mais… attendez une minute… Allô, ne quittez pas, s’il vous plaît. Bien sûr que Harry savait : Harry était là quand ça s’était passé, pas vrai ? Et il l’avait gardé pour lui, il ne m’avait jamais dit que j’avais un frère. Toutes ces années de vide et de solitude à croire qu’il n’y avait que moi… Il savait que je n’étais pas seul, il savait et il ne m’avait rien dit. L’unique renseignement important me concernant – je n’étais pas seul –, il me l’avait caché. Que devais-je vraiment à Harry, dès lors, après cette trahison monstrueuse ?