— Quel univers, seigneur, quel univers ! s’exclama le vieil astronome. Et dire que je vivrai peut-être assez pour voir quelques-unes de ces merveilles !
— Cela dépend de vous. Si vous acceptez notre décision, vous pourrez être reçus dans la Ligue. Sinon… vous évoluerez tout seuls, sur une autre planète, jusqu’à ce que votre race ait suffisamment mûri pour reconsidérer les choses. Mais vous serez surveillés, et impitoyablement détruits si, après la découverte de l’astronautique, vous prenez le chemin des conquêtes.
— Je ne sais quel chemin nous prendrons, Excellence, dit doucement le Duc. Vous nous révélez un monde nouveau, dont nous ignorons tout. Il nous faut le temps de réfléchir. Après tout, nous aimons cette terre, et nous sommes fiers, légitimement ou non, ce que nous y avons créé. Pour ma part, je serais tenté d’accepter votre offre. Mais, quoique Duc, je ne suis pas dieu, et je ne puis influencer mes sujets au-delà d’une certaine limite. Les très jeunes gens s’adapteraient aisément, je crois. Les vieux fous comme mon ami Roan aussi. Mais les autres ? Nous leur avons inculqué tout un code d’honneur, de morale, et aussi de préjugés, très utile ici, mais qui dans d’autres circonstances… Et je dois vous dire aussi… Maintenant que j’ai vu votre ami Hassil, j’ai un peu changé de point de vue. Mais accepter les brinns comme nos égaux ! Au fond, Roan, tu dois bien rire ! Tu as toujours soutenu cette théorie, et j’ai ouï dire que, dans ton comté, tu as affranchi tous les brinns, sans m’en avertir, qui pis est !
« Je crains que, même si j’accepte, ce ne soit impossible, à moins que nous ne restions sur Nérat. Et même… Notre structure sociale est ce qu’elle est, mais elle dure depuis plus de quatre siècles.
— Il n’est pas question de tout bouleverser du jour au lendemain. Vous n’êtes pas le premier cas que nous ayons à régler. Hassil et moi-même en avons déjà eu douze, dont onze ont été des succès. Et nous ne sommes que deux coordinateurs parmi des centaines !
— Et le douzième cas ? » S’enquit le Duc.
Akki resta silencieux. Hassil dit, sèchement :
— Annihilation. »
Le silence pesa.
« Soit, dit enfin le Duc. Je réunirai le Conseil demain, et après-demain je convoquerai les États généraux du duché. Je ne les crains pas. Mais que va dire Anne ? » fit-il avec une grimace, en se tournant vers Roan.
Chapitre IV
Notre Terre sous le ciel…
Akki et Hassil examinaient la situation, pour la centième fois, quand un héraut vint leur annoncer la visite de Roan. Ils le reçurent d’autant plus volontiers que le vieil homme était fort sympathique, et qu’il faisait partie du Conseil du Duc.
« Qu’a décidé le Conseil ?
— Il s’est rangé à l’avis du Duc : convocation des États généraux. Étant donné la médiocrité de nos moyens de communication, ils ne pourront se réunir que dans vingt jours au mieux. Et comme ils ne se tiennent jamais dans la capitale, c’est ma cité de Roan qui aura cette fois l’honneur de les accueillir. Je compte que vous me ferez la joie d’être mes hôtes ?
— Mais certainement, et avec le plus grand plaisir, comte. Savez-vous que vous êtes le seul homme ici, avec le capitaine Boucherand des Monts et sans doute le Duc, que nous puissions comprendre, ou espérer pouvoir comprendre ?
— Boucherand est un homme remarquable, qui gaspille son intelligence comme capitaine. Il aurait mieux fait de m’écouter, et de venir à Roan, mais je crois savoir pourquoi il reste ici. Quand au Duc, je vais vous dire un secret : c’est un homme pacifique ! Pour moi, je vis bien plus dans les astres et avec les livres d’histoire que dans la Bérandie d’aujourd’hui ! »
Ils parlèrent astronomie un long moment. Hassil était une mine de renseignements, et le vieux comte posait des questions qui prouvaient qu’il avait tiré le meilleur parti possible de ses médiocres instruments et de ses vieux livres. Akki se taisait, écoutant, observant. Plus la visite se prolongeait, plus il avait l’impression que le vieil homme était venu pour parler de tout autre chose que d’astronomie, quelque intérêt que cela pût présenter pour lui. Doucement, il fit dévier la conversation vers la Bérandie, puis sur le Duc. Dès que cela fut possible, il demanda, innocemment :
« Quelle est donc cette terrible Anne, à qui le Duc fit allusion hier ? Sa femme ? Sa maîtresse ?
— Non certes, seigneurs ! C’est sa fille, ma filleule, le plus charmant démon que la race humaine ait engendré ! Vous aurez des difficultés avec elle, sans doute. Au fond, c’est elle qui gouverne la Bérandie, plus que le Duc, peut-être. »
Des cris montèrent de la cour, et une ombre tomba sur le château, obscurcissant la fenêtre. Ils bondirent sur la terrasse.
Très bas, très lentement, un immense ellipsoïde aplati dérivait. Sa coque métallique lisait au soleil, et sur la proue, en caractères novaterriens, peu différents des anciens caractères latins de la Terre, brillait son nom : Ulna. Dans le château, c’était la panique. Les soldats couraient aux postes de combat, tête levée et épaules basses, comme s’ils craignaient la chute de cette énorme masse, et tiraient de futiles volées de flèches. Parti d’un scorpion, sur une tour, un carreau heurta la coque et rebondit.
« Vite, comte, dites aux gardes que ce n’est rien de grave ! Ce n’est que mon astronef qui nous rend visite avant de partir en exploration. Vos flèches ne peuvent rien contre elle, mais je serais désolé que quelqu’un soit blessé chez vous par le ricochet d’un trait ! »
Roan béait.
« Quelle civilisation, celle qui peut bâtir de si monstrueux navires astraux ! »
Il partit en courant.
« Eh bien, dit Akki, nous nous demandions quelle farce stupide allait encore faire Elkhan. Nous sommes fixés maintenant : passer avec un jour de retard, et au ras des toits ! Mais quel magnifique pilote ! »
Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, l’Ulna prit de la hauteur, se perdit dans le ciel bleu. Essoufflé, Roan revint.
« Je vais vous confier un secret, ce qui pourrait, si on le savait, me coûter la vie. Même le Duc serait incapable de me protéger. Je vous le confie car je pense qu’il peut, quand vous prendrez votre décision, influer sur elle, et assurer au peuple auquel j’appartiens plus de bienveillance que vous ne seriez peut-être disposés à lui porter. Ne niez pas, seigneurs. Je sais que vous êtes impartiaux, et je ne suis pas capable, d’autre part, de lire vos pensées. Mais je sens que vous méprisez ce peuple.
— Mais, comte, nous ne le méprisons pas !
— Si, vous le méprisez, seigneur Akki. Et, jusqu’à un certain point, il mérite votre mépris. La Bérandie est un échec. Oh ! Je n’accuse pas nos ancêtres. Ils ont fait du mieux qu’ils ont pu, dans des circonstances difficiles. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, il y a longtemps que ce stade pseudo-féodal aurait dû être dépassé ! La noblesse, composée au début des meilleurs hommes, les plus courageux, les plus intelligents, sinon les plus honnêtes, mais cela fut aussi le cas parfois, la noblesse s’est encroûtée dans ses privilèges et sa routine. Par paresse d’esprit, nous continuons des rites sociaux auxquels nous ne croyons plus. Et chez les plus éclairés des nobles, c’est par un froid calcul que les hommes du commun sont maintenus dans l’ignorance. C’est volontairement qu’aucun effort n’a été fait pour finir cette interminable guerre avec les Vasks. Et la haine et le mépris des brinns sont artificiellement induits chez tous les Bérandiens. On vous a peut-être dit qu’il y a encore quelques mois, trois esclaves brinns se sont jetés sur une femme et l’ont égorgée ? Cela se passait à Bauclair, un petit hameau à quelques kilomètres d’ici, à la tombée de la nuit. Nul témoin proche. Les brinns assassins se seraient ensuite enfuis dans la forêt. Eh bien, la vérité est que ces brinns n’étaient autres que trois jeunes pages, âgés de quinze à dix-sept ans, peints en vert. La femme leur résistait, ils l’ont tuée. Par hasard, ils s’en sont vantés après boire dans une hôtellerie de mon comté, où dînait un de mes gardes. Je les ai fait saisir sous un autre prétexte, et pendre.