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« Maintes fois, j’ai demandé au Duc – son père fut un de mes amis d’enfance – d’affranchir les brinns, comme je l’ai fait moi-même. Au fond, il partage mon avis, mais il est faible et paisible, bien que physiquement brave, et le parti adverse est trop puissant. De temps en temps, une ferme brûle, vers la frontière. Les Vasks, ou les « Verdures », dit-on. C’est parfois vrai. Mais une fois, du côté des marais Salés, je suis arrivé à l’improviste sur le théâtre d’un tel massacre. La maison flambait, les paysans étaient égorgés, et, dans l’ombre des arbres, des silhouettes s’agitaient, portant la coiffure de guerre des brinns. Une volée de flèches à pointe de pierre tomba sur nous, mes archers ripostèrent. Et quand la place nous resta, il n’y avait dans les fourrés que des traces de sang rouge !

— Et quel est le chef de ce parti de la guerre ? demanda Akki.

— Officiellement, c’est Onfrey de Nétal. Jeune noble intelligent, arrogant, assez instruit, même s’il est mal instruit, et très populaire parmi les gens du commun qu’il comble de largesses. Mais j’ai peur que le véritable chef ne soit ma filleule, la duchesse Anne.

— Et le chef du parti de la paix ?

— Ce serait moi… s’il y avait un parti de la paix ! Mais nous sommes cinq, entendez-vous, cinq dans toute la Bérandie, au moins parmi ceux qui comptent ! Le Duc, le comte de Haver et son fils, Boucherand et moi. Et encore : Boucherand est aveuglément fidèle à la Bérandie. Que son pays ait raison ou tort, c’est son pays. Peut-être trouverions-nous quelque support chez les proscrits ? Mais à côté de gens très honorables, il y a aussi des brigands chez eux ! Pour tout dire, seigneurs, votre proposition sera certainement repoussée. Un univers où ils seraient mis sur le même pied que les brinns ou d’autres humanoïdes n’intéresse pas nos jeunes nobles. Il est probable qu’ils considéreront cette proposition comme une injure. Son Altesse et moi-même ferons ce que nous pourrons, mais n’espérez rien. Aussi, je vous demande de vous souvenir qu’en soi, notre peuple n’est pas plus mauvais qu’un autre. Il a été mal éduqué. Il courbe sous le poids de préjugés qui étaient déjà, sur Terre, il y a plus de cinq cents ans, d’un autre âge. Je vous en prie, seigneurs, ne l’annihilez pas !

— Mais non, comte. Ne craignez rien pour votre peuple. Une race qui conserve en elle des cœurs nobles comme le vôtre ne mérite pas l’annihilation. Le cas auquel s’est référé Hassil est complètement différent. La race que nous condamnâmes était puissante et dangereuse, et avait déjà détruit trois autres humanités.

— Je vous remercie, seigneur Akki. Je sais que la duchesse vous demandera de venir la voir demain. Vous êtes jeunes, elle est très belle et sait être charmante. Méfiez-vous. Mais au cas où les choses tourneraient mal, épargnez-la autant que possible. Elle fut mon élève jusqu’à il y a trois ans, et si j’avais pu la conserver plus longtemps sous mon influence, elle serait sans doute différente. »

Akki monta les dernières marches et émergea sur la terrasse supérieure de la tour. Elle était aménagée en jardin, avec des massifs de fleurs aux couleurs violentes et des arbustes près des créneaux. Une vasque de verre contenait des êtres filiformes et iridescents, rapportés des côtes du continent équatorial. Sur un long banc de bois sculpté, entourée de jeunes gens, était assise la duchesse Anne.

Akki était assez blasé sur la beauté féminine. Il n’y avait pas, sur Novaterra, d’humains laids. Les progrès de l’eugénique et de la médecine avaient depuis longtemps éliminé les caractères physiques disharmonieux. Les sinzus d’Arbor, seule race qui soit assez proche des Terriens pour que les intermariages soient possibles, étaient renommés pour la beauté de leurs femmes. Certaines races humanoïdes, telles que les hiss ou les h’rbens étaient peut-être plus belles encore, puis que les humains admiraient leurs compagnes sans qu’aucune attraction sexuelle fut possible. Mais Akki jugea que si l’expression chef-d’œuvre naturel avait un sens, elle s’appliquait à la duchesse.

Elle était très jeune encore, peut-être dix-huit ou dix-neuf ans, grande, avec une chevelure de cuivre. La tête était bien formée, hautaine, les yeux vert foncé, le nez droit et fin, la bouche petite et rouge, le teint doré. Le corps souple et sinueux semblait posséder une force toujours prête à bondir, comme d’une panthère. Les yeux verts se fixèrent sur les yeux gris d’Akki. Il s’inclina.

— Ah ! dit-elle d’une voix chantante, voici l’envoyé de… quel est donc ce sot nom ? La Ligue des Terres humaines, je crois. »

Il n’y avait cependant dans son ton ni hostilité ni dédain. Rien que l’affirmation d’une solide confiance en soi. Pourtant, les jeunes nobles ricanèrent. L’un d’eux se leva, et Akki reconnut Onfrey de Nétal.

« Voici donc mon adversaire, persifla-t-il. Ou plutôt celui qui eût pu être mon adversaire, si le Duc ne l’avait protégé. »

Akki ignora l’injure. Un jour, quand sa mission serait accomplie, il se donnerait le plaisir de rosser cet insolent.

« Approchez, noble étranger. Car je suppose qu’étant ambassadeur, et non simple héraut, vous êtes noble ?

— Non, Votre Altesse, répondit-il. Sur nos mondes, il n’y a pas de nobles.

— Cela n’a aucune importance. Nos ancêtres n’étaient pas nobles, non plus. Je crois même me souvenir, Nétal, que le vôtre était boulanger. Ai-je raison ? »

Nétal rougit, puis pâlit sans répondre.

« Eh bien, messires, j’ai besoin de parler à cet ambassadeur. Ce que nous avons à nous dire ne regarde que nous-mêmes. À tout à l’heure, gentils seigneurs. »

Cachant leur rage sous des sourires, les jeunes nobles partirent.

« Votre Altesse…, commença Akki.

— Laissons les Altesses, voulez-vous ? N’êtes-vous pas las de ce carnaval archaïque ? Heureusement, dans la bibliothèque qui fut sauvée, il n’y avait que les œuvres de ce Walter Scott. Je frémis en pensant qu’elle aurait pu contenir autre chose. Me voyez-vous en princesse turque cloîtrée ?

— Vous connaissez l’histoire terrestre ?

— Mon excellent parrain Roan a veillé sur mon éducation. Pas assez d’ailleurs, à son point de vue. Mais asseyez-vous donc. Non, ici, à côté de moi. Vous fais-je peur ?

— Non, certes.

— Je ne vois pas comment je pourrais vous faire peur. Vous êtes tellement plus puissants que nous ! Combien de mondes représentez-vous ? Cinquante mille, comme me l’a dit mon père ? C’est plutôt vous qui devriez m’effrayer. Vous venez de si loin. »

Elle laissa errer son regard sur la péninsule. La mer se brisait en écume blanche sur la plage, quelques nuages flottaient.

« Avez-vous vu quelquefois une planète aussi belle que la nôtre ? »

Un moment, Akki fut tenté de répondre affirmativement, d’assurer que Nérat pâlissait auprès d’Arbor, d’Ella, de Novaterra. Puis il n’en fut plus si sûr. Après tout, ces trois derniers mondes étaient tous, plus ou moins, sa patrie. Sans doute, pour chacun, son propre pays était-il toujours le plus beau. Il pensa aux Xirii, si fiers de leur petite boule âpre et dénudée.

« Non. J’en ai vu d’aussi belles, mais pas de plus belles. »

Elle s’épanouit.

« J’étais sûr que Nérat vous plaisait ! Mais cela me charme de vous l’entendre dire, à vous qui en connaissez tant. »