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Elle se leva, traversa la terrasse. Au loin, derrière la forêt, se dressait les montagnes Rouges.

« Là habitent les Vasks. Je ne les hais point. Si seulement ils voulaient s’allier à nous contre les brinns. Nous aurions vite nettoyé le continent, et alors, nous pourrions fonder une vraie civilisation, comme il y en a eu sur la Terre.

— Il n’est pas nécessaire d’exterminer les brinns pour cela, dit-il doucement. N’avez-vous jamais pensé qu’ils sont aussi humains que vous ?

— Aussi humains ! »

Elle siffla. D’un arbuste descendit une petite créature, à pelage brun verdâtre, à longue queue bifide. Le visage vert avait un vague air simiesque.

« Je croirai plutôt que Per, mon oron, est mon frère !

— Vous ne pouvez pas nier, cependant, que les brinns nous ressemblent, qu’ils bâtissent des villages, qu’ils font du feu, qu’ils…

— Pffut ! Les fournis aussi construisent des villes. Quant au feu… Et même s’ils sont lointainement nos semblables ? Sur Terre aussi, les races inférieures ont été balayées.

— Oui, les races considérées comme inférieures, et qui sait ce que l’humanité terrestre y a perdu !

— Oui, peut-être. Changeons de sujet, voulez-vous ? Celui-ci nous est pénible, pour des raisons différentes. Parlez-moi un peu de vos voyages. Je me sens si ignorante, si… (Elle hésita un instant) si barbare ! Vous devez avoir vu de splendides cités.

— Je ne saurais vous les décrire. Nos mondes n’ont pas tous des villes, d’ailleurs. Sur Ella, les hiss, qui ressemblent étroitement à ces brinns que vous méprisez, ont cessé d’en construire depuis des siècles. Mais je pourrais vous donner des photographies. Vous savez ce que c’est qu’une photographie ?

— Oui. Mais nous ne pouvons plus en faire.

— En attendant, je vais essayer de vous montrer quelques images. Regardez-moi bien en face, et laissez votre pensée vide. »

Elle leva vers lui ses immenses yeux verts. Il plongea son regard en eux, se concentra, comme il était nécessaire pour transmettre des images à une race non télépathique. Un flot de paysages passa dans sa mémoire, puis un souvenir s’imposa.

Elle secoua la tête, rompant le charme.

« C’était très beau, mais ce n’était pas une ville. Cependant, ces hautes montagnes dorées, ce torrent bleu, ce lac si calme au milieu des arbres pourpres… Où était-ce ? »

Il sursauta. Un seul lieu correspondait à la description, la vallée de Tar, sur Arbor. La vallée de Tar, où les jeunes couples passaient leurs premiers jours d’union. La vallée de Tar, où un jour, lui aussi… Sa famille avait toujours suivi la coutume sinzue, quoiqu’ils fussent au moins à moitié Novaterriens. Dans sa tête sonna la voix de Roan : « Vous êtes jeune, elle est très belle. » Allait-il tomber amoureux d’Anne ? Oh ! Cela ne changerait rien à sa décision finale, mais pourrait la rendre plus pénible.

Ils restèrent un moment silencieux. Le soleil jouait sur les cheveux cuivrés d’Anne, l’auréolant de feu, et accusait la transparence rosée d’une oreille. Il se sentit gauche, ne sachant que dire.

« Les États généraux se tiendront bientôt à Roan, reprit-elle. Oui, je suis au courant. Ne suis-je pas l’héritière, la future duchesse de Bérandie, depuis la mort de mon frère, tué à la chasse par un spriel ? C’est la première fois depuis l’établissement du duché qu’il tombera en quenouille, selon cette antique et curieuse expression. Ce n’est pas pour plaire beaucoup aux jeunes nobles. Dans notre monde, les femmes n’ont que peu d’influence. Mon règne ne sera pas facile. »

Akki fronça légèrement les sourcils. Cherchait-elle un appui ?

« Ceux qui croient que je ne saurai pas me défendre, reprit-elle, comme le devinant, se trompent. J’ai pour moi Boucherand et ses archers, j’aurai Roan et son comté. Presque tous les techniciens viennent de Roan. Quant à la flotte…, même si je dois m’allier aux Vasks. »

Il la regarda, perplexe. Cela ne concordait guère avec ce que Roan lui avait dit. Connaissait-elle leur conversation, et cherchait-elle à le duper ?

Elle eut un sourire mélancolique.

« Notre politique doit vous sembler bien mesquine, à vous qui remuez des mondes. Et je dois vous sembler une bien piètre femme d’État, moi qui me confie à quelqu’un que je n’avais jamais vu il y a une heure. N’est-ce pas ? »

Il rougit légèrement, se demandant si elle ne lisait pas, réellement, ses pensées. Pourtant, il avait été très attentif à n’en pas émettre.

« Je suis si seule, reprit-elle. Isolée, avec le poids futur d’une couronne, dans ce monde créé par des mâles pour des mâles. Et pourtant, j’ai des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent rêver. À part Boucherand, Roan et quelques autres, ce ne sont que vieilles ou jeunes brutes incapables de voir plus loin que leur avenir immédiat, incapables de comprendre qu’un jour ou l’autre nous absorberons les Vasks, ou que les Vasks nous absorberont. La vraie lutte, le vrai conflit, n’est pas avec eux, mais avec les brinns. Même s’ils sont humains, comme vous le pensez, surtout s’ils sont humains, tôt ou tard une race exterminera l’autre. Et je ne veux pas savoir qui, en droit, à raison. Regardez cette terre : quand nos ancêtres y ont été jetés par le hasard – ce n’était pas cette planète qu’ils cherchaient –, la côte, ici, était habitée par quelques rares indigènes complètement barbares, que les brinns eux-mêmes considéraient avec mépris. Oh ! par rapport à votre immense civilisation galactique, nous n’avons fait que peu de choses, mais ces choses sont nôtres. Nous avons défriché, construit, irrigué, asséché, aplani, nous avons souffert et ri, nous y sommes nés et nous y sommes morts. À qui est cette terre, votre Excellence-des-Mondes-trop-lointains ? Aux quelques rares brinns qui y erraient ou à nous qui nous y sommes implantés, qui l’avons transformée ? Et maintenant, au nom d’une loi qui nous est étrangère, au nom d’une fédération à laquelle nous n’appartenons pas, vous voudriez que nous l’abandonnions ?

— Au nom de toutes les humanités, vertes, bleues, blanches ou noires ou rouges, qui actuellement luttent dans une guerre sans merci pour vous protéger, vous aussi bien que les brinns, contre notre seul réel ennemi. Au nom des milliards de morts des planètes qui se sont suicidés dans les guerres interhumaines. Au nom de vos propres enfants et petits-enfants qui, si nous laissons deux humanités sur le même monde, périront dans les tortures, ou feront d’eux-mêmes des assassins !

— Mais pourquoi vouloir nous enlever notre terre ? Pourquoi ne pas transporter les brinns ailleurs ? Ce sont des semi-nomades, nullement attachés au sol. Pour eux, toute planète sera bonne.

— C’est une question à laquelle je ne puis encore répondre. Peut-être, en effet, cela sera-t-il la solution. »

Il leva la main, refrénant l’espoir.

« Peut-être ! »

Ils ne parlèrent plus de politique, tout au long de l’après-midi. La terrasse était ensoleillée, l’air doux. Akki se détendait, se laissait vivre, ayant appris depuis longtemps que le métier de coordinateur galactique ne comportait que peu de minutes délicieuses, et qu’il fallait savoir les cueillir. Et pour la première fois, Anne se trouvait en présence d’un homme à la fois jeune et de vastes capacités, capable de l’entretenir d’autre chose que de chasse au spriel ou de prouesses équestres. Il parla de son enfance sur Novaterra, de son éducation sur Arbor et Ella, des mondes qu’il avait visités, évitant soigneusement tout ce qui se rapportait à son métier. Elle lui raconta sa vie de petite fille solitaire, isolée par sa grandeur au milieu d’un peuple où les femmes ne comptaient pas. Le seul adulte qui lui eût témoigné de l’intérêt, outre son père, était son parrain le comte de Roan, et elle avait vécu plus souvent avec lui qu’à la cour. Il lui avait appris plus d’histoires et de sciences que n’en savaient habituellement les hommes de Bérandie. Puis, il y avait trois ans, la mort accidentelle de son frère avait fait d’elle l’héritière. Depuis, elle assistait aux conseils, cachée derrière un rideau à l’insu de tout le monde, sauf du Duc, de Roan et d’un ou deux conseillers. Sitôt qu’elle aurait atteint sa majorité, le Duc comptait abdiquer en sa faveur, de façon à pouvoir la soutenir lors des premières années de son règne.