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Le soir tombait. Elle se leva, s’accouda aux créneaux. Posé sur l’horizon, le soleil jetait une longue trace rouge sur la mer. Quelques barques rentraient au port, leurs voiles flamboyant sous les rayons obliques. Des spirales de fumée montaient, tranquilles, des toits de la cité. Sur les remparts, les sentinelles s’installaient pour la nuit. Dans le soir frais et doux, la paix descendait avec le soleil couchant.

Anne se tourna vers Akki, et sourit.

« Elle est belle, n’est-ce pas, notre terre, sous le ciel ? »

Chapitre V

Cette boule verte, là-haut…

Pendant les journées qui suivirent, Akki analysa souvent son entrevue avec la duchesse. Elle le déconcertait. Elle était évidemment très intelligente, autoritaire, pétrie des préjugés communs aux Bérandiens, et pourtant d’esprit libre. Cette liberté d’esprit, elle la devait probablement à l’influence du vieux Roan, de beaucoup l’homme le plus remarquable qu’Akki eût rencontré sur Nérat.

Dans une de leurs conférences quotidiennes, il discuta cette situation avec son collègue hiss. Les clans qui se partageaient la Bérandie étaient très inégaux en nombre et en puissance : d’un côté, le Duc, d’une bienveillance touchant parfois à la faiblesse, bien qu’il fut, si l’on en croyait la chronique de la cour, physiquement très courageux. Avec lui, Roan. Ballotté entre sa sympathie pour ce dernier et ce qu’il représentait, et sa fidélité absolue à sa patrie, Boucherand, incarnation du militaire éclairé qui se fait tuer tout en désapprouvant. De l’autre côté, Nétal et sa clique de jeunes nobles, ambitieux, entreprenants, sans grands scrupules. Le peuple ? Autant que les coordinateurs aient pu en juger, il aurait bien volontiers vu s’adoucir la tyrannie des nobles, mais il haïssait les brinns et les Vasks. Que cette haine eût été artificiellement induite en lui par la coterie dirigeante ne diminuait pas son intensité. Et, isolée, ne sortant guère du château que pour des promenades à cheval ou en barque, mais puissante déjà, la duchesse Anne.

Si l’on en croyait Roan, bien placé pour être renseigné, elle aurait partie liée avec Nétal. Pourtant, elle avait humilié volontairement celui-ci devant Akki. Simple coquetterie féminine ? Ruse pour égarer le coordinateur ? Ou remise à sa place d’un associé qui devient gênant, et dont on aimerait se séparer ? Que signifiaient ces allusions à sa solitude absolue ? Aux difficultés menaçant son règne futur ? Appels à l’aide, dédain de cacher ses faiblesses, dû à une certitude interne de sa force, ou encore naïveté, inexpérience de la jeunesse ?

La partie s’annonçait difficile. S’il s’était agi de conquérir Nérat, il eût été aisé de jouer d’un clan contre l’autre. Mais le problème était tout autre, il fallait régler une situation délicate avec le minimum de dégâts. Si le parti de la paix l’emportait, tout serait simple. Mais il était, de l’avis même de son chef, si désespérément faible !

Peu de temps plus tard, Akki eut l’occasion de rencontrer une seconde fois Anne. Il se promenait sur les remparts du château, avec Hassil et Boucherand. Ils passèrent sous une tour, prirent l’escalier qui conduisait à la terrasse supérieure. Assise sur un créneau, indifférente au vide, la duchesse jouait avec son oron. Elle était si absorbée par son jeu que les trois hommes furent près d’elle avant qu’elle ne s’en aperçût. Elle eut un petit cri de surprise, posa la main sur le pommeau doré de la courte dague passée à sa ceinture, puis sourit. Ils saluèrent.

« Je ferais une piètre sentinelle, n’est-ce pas, capitaine ?

— Votre Altesse n’était pas de garde, répondit-il galamment.

— Mon Altesse fera bien d’être toujours de garde, j’en ai peur, capitaine. Comment marche votre enquête, messieurs les ambassadeurs ? C’est bien vrai, seigneur Hassil, que vous ressemblez à un brinn ! Et pourtant votre peuple est à la tête de l’empire galactique…

— Il n’y a pas d’empire, répliqua le hiss. Rien qu’une fédération libre. Un empire serait impossible, d’ailleurs. On ne peut diriger efficacement plus de cent trillions d’êtres avec un gouvernement centralisé.

— Mais alors, comment donc est gouvernée votre Ligue ?

— Elle ne l’est pas. Elle est. Tout peuple est libre de s’en retirer, à condition qu’il ne prenne pas le chemin de la guerre. Il n’y a qu’un organisme central, celui qui coordonne la lutte contre les misliks. Quelle que soit l’issue de notre mission, nul ne vous forcera à entrer dans notre Ligue, si vous ne le désirez pas.

— Et si un peuple prend, comme vous le dites, le chemin de la guerre ?

— Alors, s’il s’agit de guerre interplanétaire ou interstellaire, nous intervenons. S’il s’agit d’une guerre entre humanités différentes sur la même planète, nous intervenons également, et transportons ailleurs l’un des deux belligérants.

— De quel droit ? demanda-t-elle, hautaine.

— Du droit du plus sage, Altesse. »

Elle hésita un instant, puis dit :

« Évidemment, c’est une solution. Bonsoir, gentils seigneurs. Viens, Per ! »

Son oron sur l’épaule, elle partit.

Cinq jours plus tard, le Duc, qu’ils n’avaient plus revu, fit appeler les coordinateurs.

« Les États généraux ont été convoqués. Je dois partir bientôt pour Roan, sur mon vaisseau le Glorieux. Viendrez-vous avec moi, ou utiliserez-vous votre machine volante ?

— Nous viendrons avec notre avion, Votre Altesse, si cela ne vous ennuie pas.

— Pourriez-vous alors prendre Roan avec vous ? Il ne vous le demandera jamais, mais en grille certainement d’envie.

— Avec plaisir, Votre Altesse. Notre appareil a trois places.

— Vous lui ferez certainement une très grande joie. Ah ! Seigneur Akki, la duchesse voudrait vous voir. Elle vous attend sur sa terrasse. »

Il monta rapidement les escaliers. Bien qu’il sût qu’elle lui créerait certainement les pires difficultés, il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour Anne une vive sympathie. Il était encore jeune, et tout ce qui restait en lui de romanesque, malgré une longue éducation visant à développer le sens critique et la froide raison, s’émouvait pour le sort de cette jeune fille, sur qui allait reposer un jour le poids d’un État, et de laquelle il allait probablement faire, lui, Akki, une exilée. Quand il déboucha sur la terrasse, elle n’était pas visible. Il la chercha derrière les bosquets, et la vie, penchée à un créneau, halant un fin cordage. Il s’arrêta, se dissimula. La tête ronde de Per apparut, et l’oron, d’un brusque rétablissement, sauta sur l’embrasure et tendit un mince rouleau blanc, à la jeune fille. Doucement, Akki se glissa jusqu’à un autre point du rempart, regarda en bas. La cour était déserte, mais il lui sembla entrevoir, disparaissant sous une porte, une haute et massive silhouette, peut-être celle de Nétal.

« Communication d’amoureux, ou de conspirateurs ? » se demanda-t-il.

Silencieusement, il revint au bout de l’escalier, frotta bruyamment sa sandale contre la pierre. La duchesse sursauta, et fit disparaître le message dans son corsage.