— Et l’on pourrait aller jusqu’à une autre étoile avec votre avion ?
— Non. Il ne contient pas assez de réserves d’air, ni d’énergie, et on mettrait trop de temps, car il n’a pas de dispositif hyperspatial. Mais nous pouvons aller facilement jusqu’à votre lune. »
Moins d’une heure plus tard, l’avion se posa doucement sur une morne plaine nue, entourée de montagnes déchiquetées.
« Nous ne sortirons pas aujourd’hui, Anne ; le maniement des spatiandres est délicat, et il serait dangereux pour vous d’en utiliser un sans entraînement. Mais plus tard, si tout va bien… »
Elle resta un moment rêveuse, appuyée contre lui, regardant le ciel où, boule duveteuse, Nérat flottait entre les étoiles. Puis, subitement, elle éclata d’un rire incoercible.
« Qu’y a-t-il ?
— Non, c’est trop drôle, Akki. Vous avez dû bien rire ! Vous sou venez-vous de ce que j’ai dit, à notre première entrevue ? Des rêves grandioses ! Des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent imaginer ! Des plans de conquête, seigneur, des plans de conquêtes pour cette boule verte qui est là-haut ! Dieu ! Quelle imbécillité ! La conquête d’une fourmilière ! Anne la Conquérante ! Oh ! J’étais si ridicule ! Et vous ne m’avez pas arrêtée ! Vous m’avez laissée parler !
— Mais non, Anne, vous n’étiez pas ridicule ! Vous avez très bien vu le problème posé par la coexistence de deux humanités sur le même monde : l’extermination ou l’esclavage. Et vous avez essayé de le résoudre avec les éléments que vous aviez en main. Mon but, ma mission, c’est de vous montrer les autres éléments. Ceux que vous ne pouviez pas connaître.
— Cette grosse boule verte ! C’est ma patrie, pourtant. Nous la laisserez-vous, dites, Akki ? Je vous promets que je ferai tout ce que votre Ligue voudra ! Oh ! Je comprends maintenant que toute résistance est plus qu’inutile, elle est absurde. À côté de nous, vous êtes comme des dieux. Combien de vos astronefs faudrait-il pour nous écraser ? Un ? Deux ?
— Ce petit appareil suffirait, Anne, dit-il tristement. Mais nous ne voulons pas vous écraser.
— Si vous vouliez nous laisser Nérat, Akki. C’est notre monde, savez-vous ? Nous y sommes tous nés. La presqu’île de Vertmont… J’en connais toutes les criques, tous les cailloux ! J’y ai tant joué, quand j’étais une petite fille sans soucis. Et la forêt Verte au matin, quand les orons chantent, le bruissement des feuilles de glia à la brise…, la douceur des mousses violettes sous le pied nu… Vous ne pouvez pas nous enlever cela, Akki.
— C’est aussi le monde des brinns, Anne. Croyez-vous qu’ils ne sentent pas la douceur de l’herbe sous leurs pieds ?
— Je ne sais plus. Tout est si difficile. Oh ! Pourquoi êtes-vous venus ? Et pourtant… je n’aurais jamais connu cette joie de voler, de franchir l’espace… Mais la conquérante est morte, et il ne reste qu’une jeune fille qui a peur de l’avenir, oh ! Si peur maintenant ! »
Subitement, elle rit de nouveau.
« Mon orgueil, Akki, mon orgueil tombé en poussière ! Rentrons ! »
Quand le château apparut sous l’avion, elle rompit le silence qu’elle avait observé depuis leur départ du satellite.
« Demain soir, en l’honneur de mon départ, je dois présider un banquet de jeunes nobles. Je ne m’en sens pas le courage, et pourtant je dois le faire. Ne suis-je pas la duchesse héritière ? Voulez-vous y assister ? Ils ne pourront rien dire, vous avez rang d’ambassadeur. Et ainsi, ajouta-t-elle plus doucement, je me sentirai moins seule. J’aurai un allié. Vous voulez bien être mon allié, n’est-ce pas ? Nous avons maintenant le même but, tous deux ; régler cette malheureuse situation de la Bérandie avec le minimum de larmes. »
Chapitre VI
Le coup d’état
Akki vit tout de suite que son entrée faisait sensation, et que nul des jeunes gens et jeunes filles qui conversaient gaiement dans la salle ne s’était attendu à son arrivée. Les regards des hommes furent tout de suite hostiles, mais Akki s’aperçut avec amusement que ceux des jeunes filles ne l’étaient pas tous. Il avait revêtu pour la circonstance un vêtement de cérémonie arborien, bottes de cuir fauve, culotte collante grise, blouse moirée de fibres de tirn, longue cape noire, et, autour du front, le bandeau d’or avec la double spirale de diamants des coordinateurs. Malgré la coupe très simple, sévère même des vêtements, leur richesse de matière faisait pâlir les couleurs vives et les broderies compliquées des habits des autres invités.
Du fond de la salle, un géant s’avança, Nétal. Il se dirigea vers Akki, le toisa, et s’aperçut, à son vif déplaisir, qu’il était à peine plus grand que lui.
« Ainsi, seigneur, vous daignez honorer notre fête de votre présence ? Croyez que nous en sommes flattés. »
Akki sourit.
« Mais non, tout l’honneur est pour moi, noble seigneur.
— Je vois que pour une fois, vous êtes sans armes. Touchante attention, vous auriez pu effaroucher ces tendres dames.
— Vous n’avez pas d’armes, vous non plus, baron… »
Un homme plus âgé s’interposa.
« De grâce, seigneurs ! La duchesse ! »
Anne entrait, vêtue d’une très simple robe de cour, mais dont le bas s’ornait de la fourrure rarissime d’une azeline. Un par un, selon les préséances, les jeunes gens vinrent lui rendre hommage. Peu soucieux de créer un motif de querelle, Akki vint le dernier, s’inclina. Anne lui tendit la main, et, à haute et claire voix, déclara :
« Nobles seigneurs, je vous présente Son Excellence Akki Kler, ambassadeur de la Ligue des Terriens humaines, et mon très cher ami. Je vous prie de lui donner la considération que méritent son rang et sa personne. Pour ceux qui seraient lents à comprendre, ajouta-t-elle d’une voix plus sèche, il reste de la place dans les rangs des proscrits. Excellence, voulez-vous me donner le bras ?
— Vous avez tort, Anne, murmura-t-il tandis qu’ils marchaient en tête vers la salle du banquet. Ils vont me haïr encore plus si vous me prodiguez ainsi vos faveurs.
— Croyez-vous qu’ils ne me haïssent pas moi-même ? Mais ce ne sont que des chiens domestiques, qui aboient et ne mordent pas – tout au moins pas tant qu’on est fort ! »
Elle fit asseoir Akki à sa droite, Nétal à sa gauche, au milieu d’une grande table barrant en T une autre très longue table. Akki avait en face de lui, à l’autre bout de la salle, l’unique porte d’entrée, et, sans savoir pourquoi, il en fut heureux. Au-delà de la porte, dont les tentures avaient été relevées pour permettre le passage des serviteurs, il voyait en enfilade le long corridor qui conduisait à la salle de réception, puis à la terrasse et à l’escalier donnant sur la cour principale. Dehors, la nuit était tombée.
Il avait à son côté une jolie fille brune, qui, à peine assise, le cribla de questions. Elle était surtout curieuse de la matière dont était faite sa blouse, et il dut expliquer que l’on tirait ce textile d’une plante vivant sur une seule planète. Plus chatoyant que la soie ou n’importe quelle fibre synthétique, il était également plus solide. La jeune fille s’extasia, dissimulant à peine son envie. Profitant d’un instant où elle parlait à son autre voisin, Akki se pencha vers Anne, demanda :
« Quelle est donc cette jolie fille, ma voisine ?
— C’est Clotil Boucherand, la jeune sœur du capitaine, et, je crois, ma seule amie sincère. Mais elle ne le restera pas si elle vous accapare trop. »