Les plats succédèrent aux plats, les boissons aux boissons. Sobre, Akki mangea peu, et but encore moins. De l’autre côté d’Anne, Nétal mangeait et buvait peu, lui aussi, et restait silencieux. Assez loin, à gauche, un groupe de convives entonna une chanson assez leste. Dans la cour retentit un bruit d’armes, puis des cris s’élevèrent. Akki observa Nétal, le vit se tendre. Un homme arriva en courant dans le couloir mal éclairé, tituba, se cramponna aux rideaux, puis s’adossa un moment au mur. Du sang coulait d’une blessure à la poitrine. C’était le vieux Roan.
Par un terrible effort, il avança vers Anne, jusqu’à ce que seule la largeur de la table les séparât. Lentement, il parla :
« Vous êtes arrivée à vos fins, Anne. Le Duc, votre père, vient d’être assassiné dans ses appartements. Assassiné par les hommes de Nétal, et sur votre ordre ! Reconnaissez-vous ce papier ? C’est bien votre écriture, n’est-ce pas ? Ne niez pas, c’est moi qui vous ai appris à écrire ! »
Il jeta la feuille tachée de sang sur la table. Elle glissa, s’arrêta devant Akki. Il lut :
Mon cher Nétal,
Entendu pour demain soir. Je me charge de ce qui concerne le Duc, comme convenu. Il ne se doute de rien.
Doucement, très doucement, Akki repoussa sa chaise en arrière, prêt à bondir. Anne ne disait rien, regardant fixement le vieil homme appuyé des deux mains à la table. Le long d’une manche déchirée, un filet de sang coulait, se mêlant au vin d’un verre renversé. Enfin, elle parla :
« Mais, parrain, comment pouvez-vous croire cela ! Moi, faire assassiner mon père !
— Que signifie ce mot, alors ?
— Oh ! Il se rapportait… à de vieux rêves sans valeur, acheva-t-elle, se tournant vers Akki. Je vous en ai parlé hier, sur Loona. Nous devions déclencher la guerre contre les brinns, en faisant brûler quelques fermes sur la frontière nord-ouest. Je devais convaincre mon père d’appuyer nos plans de conquête et d’ouvrir l’arsenal. C’était là ma part… Vous me croyez, dites, parrain, vous me croyez ? »
Elle s’écroula, sanglotante, la tête entre les mains. Il y eut dehors un tumulte confus, quelques cris, et une flèche passa en sifflant devant la fenêtre.
« Anne, Anne, jure-moi que tu me dis la vérité ! » implorait Roan.
Lentement, les convives se rassemblaient, entourant le vieillard. Un autre groupe se forma près de la porte, comme horrifié. Doucement, Akki déboucla l’attache de sa cape.
« Je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré, la mémoire de mes parents et de mon frère !
— Mais qui alors ? Vous, Nétal ? »
Le baron géant se leva.
« Oui, moi, Nétal, moi, duc de Bérandie. Ne craignez rien, Anne, vous serez quand même duchesse, si vous ne rougissez pas d’épouser le descendant d’un boulanger, comme vous me le rappelâtes naguère. Les boulangers font quelquefois des révolutions ! Je suis maintenant le maître, le seul ! Mes hommes ont saisi toutes les places, à l’heure qu’il est. Le château, la ville, la Bérandie entière est à moi !
— Boucherand et les archers…
— Boucherand obéira au Duc, Anne, vous le savez bien. Seul le Duc compte pour lui, quel qu’il soit.
— Vous vous trompez ! Il m’obéira, à moi ! »
Elle eut un sauvage sourire.
« Car vous ignorez une chose, Nétal, Boucherand m’aime !
— Tant pis pour lui, alors, il disparaîtra comme les autres. La majorité des archers est avec moi. Et maintenant que je sais qu’il vous aime, je ne serai pas assez idiot pour le laisser vivre.
— Et ceux-là, Nétal – elle se tourna vers Akki, immobile –, ceux-là, croyez-vous pouvoir les vaincre ?
— Oh ! Pour ceux-là, bien indifférent leur est qui gouverne la Bérandie ! Et croyez-vous que je sois assez fou pour les laisser repartir ? J’ai peur, seigneur Akki, qu’il ne vous arrive très bientôt un fâcheux accident, puisque vous avez été assez sot pour venir désarmé. Votre ami vert ne peut rien, il doit être mort ou prisonnier, à l’heure présente. Ah ! Voici nos armes ! »
Un homme venait d’entrer, plié sous le poids des épées qu’il portait. Nétal se dirigea vers lui.
Alors, rapide comme un éclair, le coordinateur bondit sur la table, courut parmi verres et bouteilles, tomba sur le premier homme qui venait de s’armer. Une brève lutte, une prise krenn, et l’homme s’affala, le cou brisé. L’épée à la main, Akki s’adossa au mur. Pendant une minute ou deux, ce fut une mêlée confuse, les assaillants, trop nombreux, se gênant mutuellement. La lame d’Akki dessinait de grands cercles flamboyants, fendant les têtes, perçant les poitrines. Il se retrouva seul au milieu d’un cercle de morts et de blessés.
« Eh bien, Nétal, cria-t-il, que pensez-vous de l’incapacité des civilisés ? Mais je ne vous ai guère vu de près ! »
Une ombre se glissa à côté de lui. D’un sursaut, il fit face, vit Anne, sa dague dorée à la main.
« Non, Anne, vous allez vous faire tuer ! Partez !
— Partez, Anne, cria Nétal. Je ne désire pas votre mort. Vous m’êtes trop précieuse ! »
Elle ne lui répondit pas.
« Vraiment, dit-elle à Akki, vous avez une piètre idée de ma personne et de ma race ! Je resterais en sécurité pendant que mon allié se bat ? À Dieu ne plaise ! Alors, lâches et traîtres, qu’attendez-vous ? Et parmi vous, pas un pour prendre ma défense ? En vérité, je commence à croire que Son Excellence Akki a raison, et que vous ne valez pas mieux que les Verdures !
— Assez, Anne ! cria Nétal. Pour la dernière fois, sortez d’ici ! Nous allons attaquer cet homme, qui doit disparaître ! »
Akki parcourut la salle du regard. Un bloc massif d’une quinzaine de jeunes nobles barrait toujours la porte, une dizaine se tenaient à côté de Nétal. Près des tables, Clotil soignait Roan, allongé sur le sol. Aucune chance… pensa-t-il. Si seulement Hassil pouvait intervenir ! Mais était-il encore vivant ?
Avec précaution, les assaillants avancèrent, et Akki croisa le fer avec l’un d’eux. Sa force physique, scientifiquement cultivée dans sa race depuis des générations, était nettement supérieure à celle de n’importe quel Bérandien, Nétal compris, pris isolément. Mais ils étaient dix !
Des pas et des cliquetis d’acier sonnèrent dans le couloir, et le groupe de nobles qui barrait la porte, bousculé, reflua vers l’intérieur. Un bouclier d’une main, un sabre de l’autre, suivi de quatre gardes en armure légère, parut Boucherand.
« Malédiction ! hurla Nétal. Ne les laissez pas passer ! Et vous tuez-moi cet homme ! »
Ils se ruèrent à l’assaut. Débordé, Akki pensa sa dernière heure venue. Il lui sembla vivre un cauchemar où il était condamné à frapper, frapper, sans jamais avoir de répit. Un homme s’écroula à ses pieds, un homme qu’il n’avait pas touché. De son dos sortait le manche doré d’un poignard. Puis subitement, sa lame rencontra le vide. Nétal n’était plus là, ni aucun de ses partisans. Sanglant, Boucherand vint à lui.
« Beau combat, seigneur Akki. Êtes-vous tous comme cela sur vos mondes ? Venez, maintenant, venez vite ! Vous aussi, Altesse. Des chevaux nous attendent. Nous pourrons peut-être gagner la région où vivent les proscrits. Ici, il n’y a plus rien à faire, voici ce qui reste de mes archers, à peu de chose près, ajouta-t-il en montrant trois hommes blessés. Les autres, morts ou traîtres. Je les préférerais morts ! Clotil, viens, toi aussi !
— Capitaine, je vous remercie de votre fidélité, et si un jour je reprends mon trône, je saurai m’en souvenir. Mais nous ne pouvons pas laisser mon parrain entre les mains de ces chiens !