— Soit. Mais ici, sous nous, il y a des hommes de ma race, Hassil, et des hommes qui semblent très proches de toi. Nous ne savons pratiquement rien d’eux, et leur sort dépend de nous.
— Nous aurons tout le temps de décider ! Vous êtes restés des inquiets, vous les tsériens. De toute façon, nous n’aurons certainement pas à prendre de mesures aussi terribles. Les Nératsi de ton espèce n’en sont pas encore aux voyages interplanétaires, et ceux qui me ressemblent sont à l’état semi-sauvage, si l’on en croit le rapport du sinzu Haldok Kralan. Il est vrai que les sinzus traitent volontiers de sauvages tous ceux qui ne sont pas de leur sang !
— Eh là ! Hassil ! Tu oublies que j’ai moi aussi de ce sang dans mes veines.
— Oui, je le sais. Et tu es hiss aussi, par droit de descendance, depuis ton ancêtre Clair, le premier vainqueur des misliks. Mais ceux de ta race qui sont ici, sur Nérat, ont bien dû venir de Terre I ? Comment ont-ils pu oublier le vol cosmique ?
— Oh ! Petit nombre, accidents, guerres civiles, qui sait ? Nous verrons bien ! »
Ils continuèrent à deviser, employant indifféremment l’une ou l’autre langue. À vrai dire, ils n’auraient pas eu besoin de parler : les hiss étaient une race naturellement télépathique, et les humains avaient appris à suppléer, sur ce point, à leur déficience. Mais ils aimaient tous deux la musique de la parole.
Leur appareil planait maintenant à près de deux mille mètres de haut, au-dessus d’une mer de nuages, dans l’hémisphère éclairé. Une trouvée se dessina, montrant un rivage rocheux.
« Ici, Akki, une ville ! »
L’avion augmenta sa vitesse. Les flots violets étaient parcourus de longues ondulations lentes, qui se brisaient en frange blanche sur les rochers.
« Aucun engin volant détectable, repris le hiss. Les rapports d’Haldok Kralan n’en signalent point, d’ailleurs. Tes frères ont dû fortement dégénérer, Akki !
— Crois-tu vraiment qu’il soit nécessaire de voler pour être un grand peuple ? »
Le hiss prit un ton solennel que démentaient les petits plis autour des yeux :
« Article premier ! Tout humain, humanoïde ou humanide, entrant dans le corps des Coordinateurs doit renoncer à toute appartenance raciale. Ses décisions doivent être prises dans l’intérêt supérieur de la Ligue, sans que puissent entrer en jeu des affinités, préférences ou alliances…
— Je sais, je sais ! Trois heures par semaine d’éthique intercosmique de dix-huit à vingt ans ! Rappelle-toi que j’ai passé l’examen avec le numéro 1, et que tu n’as eu que le numéro 2 ! De plus, tu es dans le même cas que moi !
— Article 12 : quand le conflit ou la menace de conflit concerne deux races différentes, il sera réglé par deux coordinateurs, chacun appartenant au type le plus proche qu’on puisse trouver. La décision devra être prise à l’unanimité. Au cas où cette unanimité serait impossible, le Grand Conseil de la Ligue tranchera en dernier ressort.
— C’est bon ! J’abandonne ! Regarde plutôt la cité ! »
Elle se dressait au bout d’un promontoire, et, à première vue, Akki estima sa population à environ 50 000 âmes. Au point où la presqu’île se rattachait à la terre, un château, rappelant les fortifications médiévales, coiffait une butte escarpée. Au sommet de la plus haute tour, une bannière rouge et or flottait au vent.
« Curieuse construction, et qui suppose un non moins curieux état social. Ces fortifications enfantines me donnent à penser que les techniques de ma race ont dû, comme tu le supposais tout à l’heure, fortement dégénérer. À moins que… Oh ! Mais ce château est une cité à lui tout seul ! Il doit bien pouvoir abriter en cas de besoin mille ou deux mille personnes ! »
L’enceinte fortifiée englobait en effet une quantité de maisons rangées en rues régulières, dans lesquelles circulaient de menues formes noires. Nul ne semblait avoir aperçu l’engin volant. Akki vira brusquement.
« Nous allons atterrir en dehors de cette péninsule ; je n’ai nulle envie de me jeter tête baissée dans un piège. N’étant pas humain, tu n’as pas eu à étudier notre passé, et tu ne peux savoir que cette disposition, ville basse d’un côté, château de l’autre, est typique d’un état social appelé féodal, qui n’a jamais existé chez vous. Le contact sera peut-être difficile.
— Il vaut mieux en effet entrer d’abord en rapport avec un individu, dit le hiss.
— La première habitation isolée que je trouve. »
La forêt étendait ses vagues vertes et violettes entre la racine de la presqu’île et une lointaine chaîne de montagnes. De-ci, de-là, elle se trouvait de brûlis cultivés, où se blottissaient des hameaux.
« Toutes les clairières semblent occupées, Akki.
— Non, à gauche, en voici une vide. Non, il y a une cabane. Cela pourrait faire notre affaire. »
L’avion rasa silencieusement la cime des arbres, glissa quelques mètres, s’immobilisa. Du toit de la hutte montait un filet de fumée. Akki ouvrit le sas.
« Reste-ici pour le moment. Mes frères humains, si j’en crois le rapport d’Haldok, sont en guerre avec les indigènes, et tu ressembles trop à ceux-ci. Un mauvais coup est vite pris, et n’arrangerait rien.
— Tu prends des armes ?
— Un paralyseur suffira. Ah ! N’oublions pas, le transmetteur de pensée. J’ignore quelle langue parlent « mes frères. »
Il plaça autour de sa tête un mince bandeau doré d’où s’élevaient, de part et d’autre, de courtes et frêles antennes.
« Méfie-toi, Akki.
— De quoi ? Comme tu le disais tout à l’heure, leur technique doit être bien médiocre ! »
Il s’éloigna à longues enjambées souples, celles d’un être en parfaite condition physique. L’entraînement athlétique jouait un rôle important dans la formation des coordinateurs. Il ouvrit la porte de la cabane, le pistolet paralyseur prêt.
Avec un faible cri, une femme penchée sur le foyer se retourna. Elle regarda un instant la haute silhouette vêtue de soie au reflet métallique qui s’encadrait dans la porte, et son visage exprima à la fois la haine et la terreur. Puis elle se précipita aux pieds d’Akki, avec un flot de paroles incohérentes qu’il comprit à demi.
Indiscutablement c’était du français déformé, et le français était encore appris sur Novaterra comme une langue morte à riche littérature. Les paroles de la femme devinrent moins embrouillées :
« Seigneur, seigneur, ne nous tuez pas ! Je vous en supplie ! Nous sommes hors des limites ! Mon mari a toujours été loyal au Duc… On nous a calomniés auprès des juges, et nous avons été exilés, mais nous sommes hors des limites, nous ne faisons pas de mal, jamais mon mari ne chasse dans les forêts du Duc ! Pitié, seigneur, j’ai trois petits enfants qui vont revenir tout à l’heure…
— Calmez-vous, madame. Je ne suis pas un ennemi ni un seigneur. Tout ce que je désire, ce sont quelques renseignements. Je viens d’un autre monde, là-haut dans les étoiles, à bien des millions de kilomètres. Tenez, vous pouvez voir ma machine volante devant votre maison. »
À mesure qu’il parlait, une expression de profond ahurissement remplaçait la terreur dans les yeux de la femme.
« Vous venez des étoiles ? Comme les ancêtres ? Je croyais que ce n’était qu’une légende ! Mais alors, les jours des nobles sont comptés ! ajouta-t-elle avec une joie sauvage. Seigneur, Jacques sera content ! Après tant d’années de souffrance !
— Qui est Jacques ? Et que sont les nobles ?
— Jacques est mon mari. Tenez, il arrive. Entendez-vous son appel ? »
Dehors, venant de la forêt, monta un long cri modulé, auquel la femme répondit. À la lisière des arbres parurent trois hommes, arc en bandoulière. Le plus âgé portant sur ses épaules un animal à longues cornes.