— Allez en paix, alors.
— Que signifie cela ? demanda Akki.
— Cela signifie, mon cher ami, répondit le Bérandien, que pour vous éviter tout ennui, et aussi parce que je ne partage pas les préjugés de mon peuple contre les Vasks, j’ai demandé leur hospitalité, m’engageant ainsi à ne plus jamais porter les armes contre eux. Ce qui fait de moi, en ce qui concerne l’ancienne Bérandie, un proscrit perpétuel.
— Il existait quelque chose de ce genre chez les Krenns, avant l’unification de leur monde, dit Hassil. Tous les peuples primitifs, ou presque, accordent asile à l’ennemi qui le demande. »
Le jeune homme réfléchissait.
« Comment se fait-il que vous, qui n’êtes pas un Bérandien, et celui-ci, qui ressemble à un brinn sans en être un, parliez si bien le vask ? Pour lui (il désignait Roan), rien d’étonnant. Quelques Bérandiens connaissent notre langue.
— Nous ne parlons pas votre langue, répliqua Akki », et il expliqua comment il pouvait émettre et recevoir des pensées. Le jeune homme écouta, étonné.
« Et vous avez une mission à accomplir auprès de nous ? Laissez-moi aller, et j’en préviendrai le Conseil des Vallées.
— Nous irons plus vite avec notre avion. »
Ils passèrent dans le poste de pilotage, et Hassil activa l’écran inférieur. Loin en dessous, la prairie se dessina, tachée de formes mouvantes.
« Mes moutons ! cria le Vask. Mais nous volons, comme des aigles !
— Des aigles ? S’enquit le coordinateur. Est-ce l’oiseau terrestre, ou bien avez-vous donné ce nom à une forme volante de cette planète ?
— Ce sont des oiseaux terrestres, dit le Vask, orgueilleusement. Là où vivent les Vasks vivent les aigles. L’Ancêtre en a rapporté avec lui. Nous les avons nourris jusqu’à ce que les animaux sauvages terrestres se soient assez multipliés pour que les aigles pussent vivre libres ! D’ailleurs, maintenant, ils peuvent aussi manger les animaux de cette planète, certains en tout cas, tout comme nous. Déposez-moi à terre, je dois ramener mon troupeau, et le jour baisse.
— Pouvez-vous nous conduire à votre peuple ?
— Je dois ramener mon troupeau. Le village se trouve dans la haute vallée, derrière ce mont. Vous y serez les bienvenus… si j’arrive avant vous.
— Soit. Nous vous suivrons de haut. »
Chapitre II
Le village dans les cîmes
Dans le crépuscule, le village formait une tache plus sombre au flanc de la montagne, sur un replat, à cheval sur un torrent. Hassil activa l’écran de vision nocturne, et les maisons apparurent nettement, avec leurs toits larges, l’auvent de la façade, les poutres apparentes peintes en brun rouge. Au centre du village, sur une grande place, se dressait un mur blanc au sommet arrondi, duquel partait un autre mur perpendiculaire, plus bas. D’un peu toutes les directions convergeaient des troupeaux, moutons, bœufs, ou animaux inconnus spéciaux à la planète.
Ils attendirent que tous fussent rentrés, ne voulant pas effrayer le bétail, puis l’avion atterrit à la verticale sur la place. Un groupe d’homme s’avança, conduits par le jeune berger. Ils étaient de haute taille, minces mais larges d’épaules, et leurs visages reproduisaient les traits caractéristiques de celui du jeune Vask. Un vieillard, maigre et droit, tenant à la main un long bâton de bois sculpté, s’avança vers l’appareil.
« Étrangers, puisque vous venez en paix, les terres des Vasks vous seront hospitalières. Mais, n’étant pas Vasks vous-mêmes, vous ne pourrez vous y fixer, à moins de clamer asile, dit-il d’une voix solennelle.
— Je n’ai nulle intention de m’y fixer », répondit Akki.
Le vieillard sourit.
« Cela, ce sont les paroles que, en tant que Mainteneur des Coutumes, j’avais le devoir de dire. Maintenant, laissez-moi vous remercier d’avoir sauvé mon petit-fils Iker. Et vous dire aussi que, dans nos chroniques, on ne connaît que trois tareks tués au couteau. Les deux premiers le furent par l’Ancêtre !
— J’ai eu de la chance, et mon ami Hassil est arrivé assez tôt pour achever la bête avant qu’elle ne me tue.
— Iker me dit que vous avez une mission à remplir près de nous. Quelle qu’elle soit, elle est du ressort du Conseil des Vallées. En attendant qu’il se réunisse, vous serez mes hôtes. »
La maison dominait le torrent que traversait un pont de pierre. La nuit, complètement tombée, vivait de rumeurs étranges, grondement du torrent, cris d’animaux domestiques, appels lointains d’une bête inconnue chassant dans la montagne, voix d’hommes, rires d’enfants. Tout cela, sous la lumière rougeâtre de Loona, formait un tableau nouveau pour Akki, bien différent de ce qu’il avait connu ailleurs. Ce n’était ni la paix sereine d’Ella, où jamais trois maisons ne voisinent, ni le calme pétri de force des cités sinzues sur Arbor, ni l’insouciance orgueilleuse des villes de Novaterra. Ce n’était pas non plus le silence craintif de Vertmont, la capitale bérandienne, que seuls troublaient les appels des sentinelles, ni l’écrasante sensation d’immensité que lui avait donnée la steppe de Dzei, quand le vent nocturne murmurait dans les herbes, et que le feu rougeoyait à l’entrée des cavernes paléolithiques. C’était simplement la tombée de la nuit sur une civilisation pastorale, la paix du soir, quand, troupeaux rentrés et travaux terminés, les hommes jouissent du loisir qui précède le sommeil. Confusément d’abord, consciemment ensuite, il souhaita pouvoir goûter quelque temps cette paix.
La maison était vaste, garnie de meubles passifs de bois sculpté. Ils s’assirent autour d’une lourde table, sur des bancs. Le vieil homme appela, et deux femmes parurent.
Une d’elles était d’âge moyen, grande, maigre, avec plus de majesté que de grâce. Elle avait dû être très belle. L’autre, toute jeune, mince, flexible, avait les cheveux noirs comme la nuit, des yeux sombres, des traits qui, sans être absolument réguliers, avaient cette étrange beauté que donne la vie secrète de l’âme.
« Ma sœur. Ma petite-fille Argui. Tout ce qui reste de la famille Irigaray, avec Iker et moi-même. Les autres… »
Il se tourna vers Roan.
« Les autres, tués par les vôtres ! Oh ! Je ne vous reproche pas mes trois fils, ils sont tombés au combat. Mais ma femme, et la mère de ceux-ci… Une de vos expéditions les a assassinées, alors que nous vivions plus bas, vers la frontière. Je sais que ce ne sont pas vos hommes, comte Roan, je vous connais, et je sais que vous n’avez jamais toléré de meurtres de femmes et d’enfants par votre compagnies. Mais d’autres… Votre baron de Nétal, par exemple.
— J’aurai moi-même un compte à régler avec lui, une fois ma mission terminée, dit Akki. Savez-vous que ce Nétal a fait assassiner le duc de Bérandie et a pris sa place ?
— Non. Cela est grave et signifie la guerre d’ici peu. Qu’est devenue la jeune duchesse ?
— Elle a réussi à s’enfuir, grâce à l’aide du capitaine des archers…
— Et à la vôtre, seigneur, interrompit Roan.
— Peu importe. Elle doit chercher refuge chez les proscrits.
— Hum ! dit le Vask. Il y a des hommes rudes chez les proscrits, et elle ferait mieux de clamer asile chez nous.
— Croyez bien qu’elle ne le fera qu’en dernière ressource. Nous devons essayer de la retrouver dans quelques jours. »
Les femmes avaient servi un hydromel couleur d’or.
« À la réussite de votre mission, étrangers, si elle ne nous est pas hostile ! dit le vieil Irigaray. À la guerre, aussi. Puisse-t-elle être victorieuse. Et à l’avenir de la Bérandie. Puisse-t-elle être un jour gouvernée par des hommes justes ! »