« Bientôt, sous des prétextes futiles, ils nous cherchèrent querelle. Le sang coula, le leur et le nôtre. Depuis, nous les surveillons, ayant de temps en temps besoin de leur apprendre que les Vasks sont un peuple libre !
« Tous ne sont pas pourris, cependant, et ces dernières années, nous commencions à espérer en une paix durable. Le duc de Bérandie, pour une fois, était un homme intelligent et bon, soutenu par son plus puissant vassal, le comte de Roan, et par un général habile, mais honnête, Boucherand, qui, une de ses grand-mères étant Vask, avait pris le titre de Boucherand des Monts. Malheureusement, nous avons appris par les étrangers qui assistent à notre Conseil que le vieux Duc a été assassiné, que le capitaine Boucherand est un fugitif, tandis que le comte de Roan a clamé refuge chez nous ! »
Un « ah ! » de stupeur s’éleva.
« Qui commande alors en Bérandie ? La duchesse Anne, pensez-vous. Eh bien, non, la duchesse est elle-même fugitive, au moment où, grâce à ces étrangers, elle avait pris conscience de l’horreur de toutes les guerres. Le nouveau Duc n’est autre qu’Onfrey de Nétal, le Boucher rouge ! Vous savez ce que cela signifie ! La guerre, et cette fois la guerre sans arrêt et sans pitié. Les troupes de Bérandie sont au pied de nos monts. Je déclare le Conseil ouvert. »
Le silence tomba. Toutes les faces étaient graves, faces d’hommes qui ont à décider de l’avenir de tout un peuple. Finalement, un des délégués parla.
« Et je suppose que cette fois, ils emploieront toutes leurs armes ?
— Très probablement.
— Cela signifie bien des deuils !
— Les étrangers m’ont promis de les neutraliser, dit Otso.
— Le peuvent-ils ?
— Ils viennent d’un autre monde, Jaureguy. Ils le peuvent. »
Tous les visages se tournèrent vers Akki.
« Je le ferai, dit-il lentement. Mais auparavant, j’ai autre chose à vous dire, si vous le permettez.
— Parlez ! »
Une fois de plus, Akki exposa sa mission. Il parla de toutes les humanités éparses sur leurs nombreuses planètes, de leur puissante Ligue, pareille à la confédération des Sept Vallées, en ce sens qu’elle était une union d’hommes libres, même si certains de ces hommes avaient la peau verte ou bleue. Il parla aussi de la menace cosmique des misliks, de la lutte sans merci que soutenaient les hommes contre ces démons élémentaires. Il exposa enfin son but, qui était de faire cesser toute guerre sur Nérat, aussi bien entre Vasks et Bérandiens qu’entre Bérandiens et brinns, et il parla aussi, franchement, brutalement, de la Loi d’Acier, qui veut qu’il n’y ait qu’une seule humanité par planète. Les visages se fermèrent.
« Pourquoi veux-tu que nous abandonnions ce monde ? lui cria Otso. Ce monde est nôtre ! Nous l’avons conquis, avec notre sueur et notre sang ! Ces vallées sont tout notre univers !
— Et les brinns, Otso ? Ce monde n’est-il pas encore plus le leur ?
— Mais nous ne cherchons pas à le leur prendre ! À eux la forêt et les plaines, à nous les monts et la mer !
— Aujourd’hui, Otso, aujourd’hui ! Et je ne doute pas de votre sincérité à tous. Mais demain ? Que feront vos descendants, dans cent générations, vos descendants… et ceux des brinns ! Que ferez-vous s’ils réclament alors en son entier le monde où leur race est née ?
— Jamais les Vasks…
— Que disait tout à l’heure le Mainteneur ? Sur la planète ancestrale, les Vasks eux-mêmes se sont corrompus ! Qui sait si, dans le futur, il n’en sera pas de même ici ? »
Un chœur puissant de « Jamais ! » l’interrompit. Le vieil Irigaray se leva.
« Ne dites jamais : « Jamais. » Il est vrai que les Vasks peuvent se corrompre, comme le dit l’étranger. Il est vrai aussi que ce monde est nôtre, par droit de travail et de souffrance. Il est vrai que nous avons quitté la Terre pour vivre une vie d’hommes libres, et que nous n’y renoncerons pas ! Et il est vrai enfin que nous ne savons pas ce que penseront les arrière-petits-enfants des brins qui vivent actuellement, ni les nôtres ! »
D’un geste bref, il coupa de nouvelles protestations, puis se tourna vers Akki.
« Vous nous proposez donc d’entrer dans votre Ligue, d’abandonner la vie que nous avons choisie, et de construire des machines pour vous aider dans votre lutte contre vos ennemis. Est-ce cela ?
— Pas exactement. Il y a deux choses différentes. La première est la lutte que la Ligue des Terres humaines poursuit contre les misliks, qui ne sont pas nos ennemis, mais les ennemis de tout ce qui vit d’une vie semblable à la nôtre, d’une vie qui a besoin de lumière et de chaleur. Vous pouvez ou non joindre notre Ligue, vous pouvez ou non poursuivre votre mode de vie, il n’est pas question de vous forcer à quoi que ce soit. Le deuxième point est le suivant : sans le vouloir, vous créez sur cette planète, à un degré moindre que les Bérandiens, mais à un degré sérieux cependant, une situation qui est potentiellement dangereuse, et insupportable. Il n’y a aucune possibilité de métissage entre les brinns et vous. Dans cent ans, dans mille ans, peu importe, une des races gênera l’autre, et il y aura la guerre entre vous. Peut-être à ce moment-là vos coutumes auront-elles changé, peut-être construirez-vous des machines, ou bien ce sont les brinns qui le feront. Cela vous mènera sûrement à la conquête de l’espace, et l’expérience montre qu’une race guerrière emmène la guerre avec elle partout où elle va. Cela, nous ne le supporterons pas !
— Alors, que proposez-vous ? Notre anéantissement, afin que nos arrière-petits-enfants ne risquent pas d’exterminer les brinns ?
— Non, certes ! Il y a dans le cosmos bien des planètes habitables, aussi belles et plus belles que celle-ci, mais où aucune race intelligente ne s’est développée. Nous pouvons vous transporter sur une d’entre elles…
— Et pourquoi nous ? Ne sommes-nous pas de ce monde, nous qui y vivons depuis vingt générations ?
— Parce que les brinns y vivent depuis plus longtemps encore, parce que leur race y est née, parce que c’est leur monde ! Mais ne prenez pas mes paroles comme un ultimatum. Il n’est pas question de vous transporter demain ! Deux ou trois vies d’hommes peuvent se passer avant que ce transport se fasse, s’il se fait.
— S’il se fait ! Hurla une voix.
— Oui, s’il se fait. Nous n’avons pas encore vu les brinns, et il est possible, s’ils acceptent, que ce soient eux et non vous qui quittiez cette planète. Vous avez donc tout le temps de réfléchir. Je vous en prie, pas de jugements trop rapides, et ne me considérez pas comme un ennemi ! »
Kalaondo, le vieux géant, se leva :
« Il y a de la sagesse dans ce que dit l’étranger, et l’impératif moral de sa Ligue rejoint les paroles de l’Ancêtre : « Tu ne verseras point le sang « humain en vain ». Mais, pour le moment, nous sommes aux prises avec un problème plus immédiat. L’ennemi est là, à nos portes. Aucun doute sur ses intentions. Il peut nous envahir dans huit ou dix jours. Nous devons prendre les devants si possible, le harceler avant qu’il ait pénétré dans nos vallées, avant qu’il ait commencé à brûler nos bergeries ou nos villages. Demain est le premier jour de mai, et, sauf attaque de sa part, nous ne devons pas faire la guerre. Mais je vote pour que, une minute après minuit, nous lancions notre propre offensive. Qui est de mon avis ? »
Tous se levèrent.
« Je considère donc que l’état de guerre existe entre la Bérandie et nous. Que les groupes de combat se forment. Que chaque village choisisse son chef de guerre ! Que les armes soient prêtes ! Désignons maintenant le chef suprême !
— Iratzabal ! Non, Errekalt ! Barandiaran ! »