— Soit. Mais laisse-moi un communicateur, je tiens à pouvoir garder le contact avec toi.
— Oh ! Je ne pars pas tout de suite. »
Les Vasks descendaient le sentier vers le village déserté. Otso leur fit un signe amical de la main. Akki s’avança à sa rencontre.
« Je m’excuse, Akki, mais tu ne pouvais assister à la cérémonie, n’étant pas Vask, bien que tu méritasses de l’être. Aussi vous a-t-on laissés dormir.
— C’est fort bien ainsi. Hassil va partir à la recherche de la duchesse Anne. S’il la trouve, l’accepterez-vous dans votre village ?
— Clamera-t-elle refuge ? »
Akki sourit.
« J’en doute !
— Tu l’aimes ? »
La question directe le surprit.
« Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je la connais si peu !
— Mais tu as de l’amitié pour elle ?
— Oui.
— Alors, nous l’accepterons sans qu’elle clame refuge. Mais sa suite ?
— Sa suite se réduit à Boucherand et deux ou trois archers ! Boucherand ne clamera pas refuge, lui non plus !
— Cela devient plus difficile. Enfin, nous verrons. Que ton ami Hassil les ramène, s’il les trouve.
— Boucherand serait une bonne recrue.
— Il combattrait de notre côté ?
— Contre la Bérandie, non. Contre Nétal, oui. Il était hostile à la guerre.
— Il sait ce que c’est, et n’est pas une brute comme Nétal.
— Je vais rejoindre Hassil avant qu’il s’envole. À tout à l’heure.
— Ne manque pas la fête, ami ! »
Il trouva le hiss dans le poste de pilotage, vérifiant une série de connexions sous le tableau de bord.
« Je vais prendre quelques armes, Hassil. Les Vasks semblent sûrs de ne pas être attaqués aujourd’hui, mais, comme tu le dis, rien n’est moins certain !
— Et que feras-tu en cas d’attaque ? L’article 7, paragraphe 1…
— Interdit de prendre parti, je le sais. Eh bien, si les Bérandiens utilisent canons, ou mitrailleuses, ou fulgurateurs, j’enverrai au diable, ou au Grand Mislik, comme tu dis, l’article 7 et tous ses paragraphes. L’article 9, d’ailleurs, prévoit que les coordinateurs ne sont pas des machines, mais doivent juger et agir au mieux. »
Le hiss eut le mince sourire de sa race.
« Enfin, je retrouve ce bon vieux Akki. Tu as mis du temps, cette fois, pour arriver au but ! Que veux-tu comme armes ?
— Mes fulgurateurs. Quelques grenades Z.
— Prends aussi un lance-grenades, un gros fulgurateur lourd et son pied, et des réserves !
— Que crains-tu ?
— L’imprévu !
— Tu as sans doute raison. Je vais chercher du renfort pour m’aider à transporter tout cela.
— Inutile. Monte, et je te dépose devant la maison. »
L’avion se posa sur la place, et Akki héla un jeune homme, l’envoya chercher Otso.
« Je débarque quelques armes, très dangereuses pour qui ignore leur maniement. On pourrait faire sauter tout le village avec ces boules-là. Où puis-je les déposer ? Il me faut votre parole que nul n’y touchera.
— Tu l’as. Dépose-les dans ma propre maison, là-bas. Nous les mettrons sous la garde d’Otsouri. »
Dans une grange, couché sur un lit de paille, s’allongeait un étrange animal. Gros comme un ours, souple comme un félin, il avait une fourrure vert sombre, une grosse tête aux énormes canines, et Akki put voir, quand il se dressa sur les pattes de derrière, que ses membres antérieurs se terminaient en mains grossières aux longues griffes rétractiles. Le crâne était haut et bombé, les yeux petits et vifs.
« C’est un spriel. Otsouri, ça, personne toucher, sauf lui ou moi. Compris ? »
La bête grogna doucement.
Ils entassèrent les armes dans un coin, et Akki essaya de contacter télépathiquement l’animal. Il y réussit sans peine, et fut étonné de trouver une intelligence limitée, mais indéniable.
« Allons, ce n’était pas assez des brinns ! Il faut encore ceux-là ! Deux races indigènes intelligentes, ou presque, sur la même planète ! Encore le coup des sinzus et des telms ! Seigneur !
— Je verrai cela au retour », dit le hiss ; et il partit.
« Que sont-ils ? demanda Akki.
— Ils vivent dans la montagne, en petits groupes, et sont extrêmement dangereux quand ils sont attaqués. J’ai recueilli celui-là tout petit, près de sa mère morte, écrasée par une avalanche de rocs. Il comprend la parole, et c’est un gardien incorruptible. Tu peux être tranquille pour tes armes. »
Quand ils revinrent sur la place, l’avion avait décollé et tournait dans le ciel. Akki décrocha de sa ceinture le léger communicateur.
« Ello, Hassil, tu m’entends bien ? dit-il en hiss.
— Parfaitement. À tout à l’heure. »
L’engin monta très haut, oscilla longuement sur place, tel un faucon cherchant sa proie, piqua vers le nord-est. Alors Akki se mêla à la foule des Vasks.
Bien que, comme l’en avait prévenu Kalaondo, il n’y eût ni drapeaux ni fanfares, un air de gaieté régnait dans le village, et il se demanda même à quel point cette insouciance n’était pas folie. Sous l’arbre du Conseil, jeunes gens et jeunes filles dansaient d’anciennes danses de groupe, extrêmement rapides. Ailleurs, s’élevait un chœur de voix mâles. C’étaient d’antiques chants, qui avaient déjà été très vieux sur la planète mère, et qui racontaient des joies ou des douleurs oubliées. Une partie de balle avait repris devant le fronton, acharnée. Akki chercha Otso des yeux, mais celui-ci avait disparu. Il se promena donc seul, accueilli par des sourires, échangea quelques paroles çà et là. Nul ne semblait penser à la guerre toute proche, bien que, très bientôt, une partie des jeunes hommes qui dansaient, riaient ou buvaient à la gourde, entre deux parties, le vin aigrelet et savoureux, ne dussent plus voir jamais le ciel ni les montagnes bien-aimées.
Une main légère se posa sur son bras. Il se retourna. Argui se tenait à son côté, souriante.
« Otso, en tant que grand chef de guerre, est occupé et ne peut vous tenir compagnie aujourd’hui. Il m’envoie pour le faire à sa place, car nul ne doit être seul un jour de joie.
— Oh ! Je n’étais pas seul, au milieu de votre peuple accueillant, mais je suis cependant charmé. Que faisons-nous ? Je connais si peu de vos coutumes que je ne voudrais pas vous offenser sans le vouloir, en vous proposant de danser par exemple.
— Il n’y aurait nulle offense, mais je ne pense pas que vous connaissiez nos danses, et j’ignore celles de votre monde. Asseyons-nous plutôt à l’ombre, sur ce banc. J’ai tellement de questions à vous poser.
— Moi aussi. Vous êtes un curieux peuple. Parfois, je souhaiterais presque être un Vask. Mais vous représentez un anachronisme, quoique cet anachronisme puisse se perpétuer, avec de la chance, pendant encore bien longtemps. Ou plutôt eût pu se perpétuer… Je suis souvent un messager de malheur, Argui. Moi ou mes collègues. Au nom du bien général, nous avons déjà détruit ou bouleversé bien des rêves, et tous n’étaient pas mauvais.
— Allez-vous vraiment détruire le nôtre ?
— Avant de répondre, il faudrait que je le connaisse mieux. Je n’en vois que l’extérieur, votre vie de pasteurs montagnards.
— Notre rêve… Je ne sais comment vous le dire. Cependant… Vous voyez notre vie simple, de l’aube au crépuscule le travail, dans l’obéissance à la Loi de l’Ancêtre, dans la paix de l’âme. Être en accord avec soi-même, et avec le monde… Parfois, quand je marche sur la pente des monts dans la rosée du matin, ou dans le brouillard ou la pluie, quand j’atteins les cimes, face au vent, avec devant moi, à perte de vue, les montagnes et les vallées, il me semble que je m’unis à la terre ! Oh ! Il faudrait que je sois poète, comme Errekalt… La certitude que demain sera comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours que ce qui fut bon le restera. La paix. Et pourtant l’aventure, la venue d’étrangers, les contes de nos matelots sur les îles lointaines, le danger, de temps en temps… L’unité avec la famille, le village, notre peuple. Je ne sais pas… La veillée au coin du feu, l’hiver, les légendes, les vieilles légendes auxquelles on ne croît plus qu’à demi, mais qu’on raconte, parce qu’elles sont le sang même de notre peuple, et que, sans elles, il disparaîtrait. Je ne sais, Akki. Il faudrait poser votre question à Errekalt, ou à Kalaondo. Et, au-dessus de tout, l’appartenance. L’appartenance à ma race, à ce monde si beau qui est nôtre, ou qui le fut, si vous nous l’enlevez. L’ivresse des gouttes de rosée qu’une fronde de fégal déverse le matin sur votre visage, ou la douceur des mousses violettes sous le pied nu…