— Une autre jeune fille de ce monde m’a déjà parlé ainsi, Argui, une Bérandienne, la duchesse Anne.
— Comment est-elle ? Belle, fière, cruelle ?
— Belle et fière, oui. Cruelle, je ne le crois pas. Vous vous comprendriez très bien, je pense, quoique vous soyez très différentes. Vous la verrez sans doute, si Hassil arrive à les retrouver.
— Et votre rêve, Akki. Quel est-il ?
— Je ne puis guère parler que du mien, Argui. Je ne puis parler pour Hassil, ou son peuple, ou les quelque cinquante mille humanités de la Ligue. Je ne puis même pas parler pour mes compatriotes novaterriens. Je ne suis que partiellement de leur race. Je suis un phénomène, j’appartiens à un type unique dans les galaxies, le produit du croisement de l’humanité terrienne avec l’humanité d’une autre nébuleuse. Le hasard seul a fait que Terriens et sinzus puissent avoir des descendants communs, et je ne crois pas qu’il puisse exister un autre cas semblable dans l’Univers. Notre rêve à nous, Novaterro-sinzus ? J’ai peur qu’il ne vous soit incompréhensible. Nous portons en nous la malédiction des deux races : l’insatiable curiosité des humains, et l’orgueil luciférien des sinzus. Mon rêve ? Plus loin, toujours plus loin, dans l’Univers matériel comme dans celui de la connaissance, en une poursuite vaine, car le Cosmos est trop grand, et la science sans limites… Au-delà des Galaxies, au-delà du Temps, si c’est un jour possible ! Et pourtant nous portons en nous le même désir de vie simple, de paix, qui vous a conduits dans ces tranquilles vallées sur un autre monde… Peut-être cherchons-nous, nous aussi, notre monde de paix, sans pouvoir le trouver, car la paix n’est pas en nous, et n’y sera jamais. En attendant, nous montons nos engins d’acier entre les étoiles, nous nous précipitons d’un bout à l’autre du cosmos, et quand nous sommes coordinateurs, comme moi, nous détruisons le rêve des autres, au nom d’un rêve plus grand, mais encore informulé, celui de l’Univers humain…
— Les… autres, dont vous descendez, comment sont-ils ? »
Il sourit.
« Ce ne sont pas des monstres, Argui. Ce sont des hommes, ou presque. La seule différence importante est qu’ils n’ont que quatre doigts aux mains. Vous voilà rassurée ? S’ils n’avaient pas été aussi proches de nous, jamais les deux espèces n’auraient pu se croiser. Et ils ont aussi les yeux obliques, comme moi, mais davantage, et… »
Une légère sonnerie lui coupa la parole. Il décrocha son communicateur.
« Ello, Hassil ?
— Akki, je viens de repérer les colonnes avancées des Bérandiens. Ils sont sortis de la forêt et ont commencé à remonter la vallée. Ils sont bien plus près que ne le croient les Vasks, et attaqueront sans doute demain dans l’après-midi. Nulle trace jusqu’à présent de Boucherand et de la duchesse, mais les bois fourmillent d’ennemis…
— Eh là ! Hassil ! De Bérandiens !
— Que le Grand Mislik t’emporte, Akki ! D’ici quelques heures, tu combattras contre eux, si je te connais bien. Il y a, à l’orée du bois, un groupe de… Bérandiens occupés à monter quelque chose de suspect. Je vais voir. Reste à l’écoute… Je ne sais ce que c’est… on dirait un grand fulgurateur, très gros… non, c’est autre chose, un tube… De quelles armes disposaient les Terriens quand les ancêtres des Bérandiens ont quitté la planète ?
— Oh ! De bien des choses : canons, fusées, bombes à fission et à fusion, fulgurateurs…
— Je vais passer très bas cette fois, et photographier. Dommage que tu n’aies pas d’écran de vision… Ah ! »
Le hiss se tut brusquement, tandis que se faisait entendre une sourde détonation.
« Hassil ! Hassil ! Qu’y a-t-il ?
— Je suis touché, Akki, ou plutôt l’avion. Je ne le contrôle presque plus. Il est probable que je vais aller m’écraser quelque part dans la forêt. Préviens les Vask, Akki, et souviens-toi : sauf quelques-uns, les Bérandiens ne valent guère mieux que les Théransi !
— Essaie d’amortir ta chute. Je vais aller à ta recherche !
— Je suis en train de franchir un col, pour essayer de tomber de l’autre côté des monts. C’est fait. Les arbres montent très vite maintenant. Bonne idée d’avoir sorti quelques armes, tu en auras besoin. Ça y est, je plonge ! »
Il y eut quelques minutes de silence, puis :
« J’ai atterri sans trop de casse. Je crois que le mieux est que je reste dans l’épave, pour la garder. Il y a trop de choses dangereuses, si elles tombaient entre des mains ennemies. J’ai des vivres, de l’eau et des armes. J’attendrai. Avertis les Vasks, Akki, et à bientôt. Ah ! Le grand commutateur est en miettes. Impossible d’appeler l’Ulna ! »
Akki se leva.
« Argui, où est Otso ? Je dois lui parler immédiatement !
— Votre ami est en danger ?
— Oui. Ah ! C’est vrai, j’ai parlé en hiss. Les Bérandiens ont, par surprise, à demi détruit notre avion. Hassil est sauf, mais reste pour garder l’appareil. Les Bérandiens sont déjà dans la basse vallée. Il faut faire vite ! »
Ils coururent vers une maison isolée. Dans la grande salle basse, Otso et quelques hommes discutaient. Akki les mit au courant des événements.
« C’est grave. Jaureguy, fais sonner la trompe d’alerte, et envoie un coureur vers le défilé avertir le poste. Ainsi, Akki, ton engin est détruit, et tu ne pourras nous aider ? Cela change bien des choses dans nos plans. Que ferons-nous si l’ennemi utilise ses armes d’enfer ?
— Cela change bien des choses, en effet, Otso. En abattant notre avion, les Bérandiens ont, sans le savoir, jeté un défi à la Ligue des Terres humaines tout entière. Je combattrai à ton côté, maintenant, dès le début. J’ai quelques armes. Crois-tu que nous pourrons tenir un mois ?
— Pourquoi un mois ? Et pourquoi ce changement ? Les Bérandiens avaient bien essayé de vous tuer, à Vertmont ?
— C’était personnel, alors. Et dans un mois, mon navire, le grand, l’Ulna, sera de retour. Il y a à son bord cinquante autres avions, huit cents hommes, et des armes capables de broyer cette planète au besoin. Mais nous ne pouvons le joindre actuellement. Le grand communicateur, qui eût pu l’atteindre, est détruit.
— Un mois ? Oui, nous tiendrons un mois, même si nous sommes obligés de nous replier chez les brinns. »
Au dehors monta un son de trompe, un son prolongé et lugubre. Il fut repris en un appel plus lointain, puis un autre encore, s’évanouissant dans la distance.
« Dans quelques minutes, tous les Vasks sauront que l’attaque est pour demain. Partons pour les défilés, Akki ! »