— Je vois de tristes jours en perspective pour les Vasks, Akki. Nous, les hommes… Mais les femmes et les enfants, dans la forêt des brinns, la Forêt Impitoyable ! Quand nous arriverons aux Trois Lacs, tout ira bien, mais d’ici là…
— Plus tôt nous nous replierons, plus nous pourrons le faire en ordre, et moins dure sera la retraite. Donne tes ordres, Otso. »
Dans l’obscurité totale, Loona n’étant pas encore levée, les Vasks se mirent en marche en silence. Akki et Otso formaient l’arrière-garde, portant le fulgurateur, démonté en deux parties rapidement remontables. Au bout d’une heure, la lune se leva, rendant la marche plus facile. Vers minuit, ils débouchèrent sur la place du village, signalés par les jeunes garçons, vigilants et excités, qui assuraient la garde.
Une activité fébrile y régnait. Des files de femmes et d’enfants montaient continuellement cacher dans les grottes les objets trop lourds ou encombrants à emporter. D’autres empaquetaient l’indispensable. Les étables étaient déjà vides, les animaux poussés hors du village. Certains, anxieux de tout ce remue-ménage, revenaient obstinément dans les rues, pourchassés à coups de pierres par les gamins. À peine arrivés, les hommes offrirent leur aide, tandis que d’autres occupaient les fortifications sur les pentes. Akki et Otso tinrent conseil avec Roan.
« J’ai détruit deux canons et un fulgurateur. Roan. Combien pensez-vous que les Bérandiens en possèdent encore ?
— Si mes souvenirs sont exacts, quand il y a bien longtemps, j’ai visité l’arsenal, il y avait onze canons, tous de calibre assez faible, environ cinquante ou soixante millimètres. Il en resterait donc neuf.
— Et les autres armes ?
— Il y avait aussi trois fulgurateurs au moins, que je croyais hors d’usage, six mitrailleuses, et une cinquantaine de fusils.
— Et les munitions ?
— Elles ne feront malheureusement pas défaut. C’était le rôle de l’arsenal d’en produire, et les machines nécessaires avaient été sauvées. Même du vivant du Duc, pourtant pacifique, elles ont fonctionné. Nous craignions toujours une attaque massive des brinns, très nombreux, bien plus que nous.
— Il reste donc de quoi nous écraser, nous et nos alliés. De notre côté, comme armes modernes, mon fulgurateur lourd, deux légers, quelques grenades restées ici. Il faut que j’arrive à détruire d’autres armes ennemies. Otso, y a-t-il quelqu’un qui puisse me guider vers Sare ?
— Les Sarois gardent le défilé d’Urdayte. Mais tu ne vas pas y aller maintenant, sans avoir dormi ?
— C’est maintenant ou jamais. La nuit est encore longue. L’ennemi occupe certainement le village. La victoire a pu le rendre moins vigilant. Quelle est la disposition des lieux ? Y a-t-il à proximité un roc surplombant ?
— Oui, mais il doit être gardé, ou alors ils sont fous. Il y en a un autre, moins loin de la place centrale.
— Excellent. Organise l’évacuation. Je pars tout de suite. »
Il fila dans la nuit, accompagné d’Iker et d’un autre jeune homme, porteurs du fulgurateur. Au défilé d’Urdayte, ils trouvèrent les Sarois, hommes, femmes et enfants, entassant blocs et troncs d’arbres en une informe et immense barricade. Akki se fit indiquer le chef.
« Je crois inutile d’essayer de résister sérieusement ici. Les Bérandiens feront sauter vos défenses sans grand mal, et à ce moment-là, il sera trop tard pour vous replier. Rejoignez plutôt Otso Iratzabal, et partez vers la terre des brinns…
— Tu ne connais pas la Forêt Impitoyable, étranger ! Les femmes et les enfants y mourront comme des mouches.
— Mourront-ils moins sûrement ici ? Dans un mois, au plus, un grand navire monté par ceux de ma race arrivera avec des armes, des vivres, des médicaments. Il faut tenir jusque-là. Ici, il n’y a plus d’espoir. Dans la forêt, avec l’aide des brinns…
— Eh ! je sais bien ! Mais il est dur d’abandonner son pays ! Tti sais qu’ils ont brûlé Sare ?
— Oui, nous avons vu la fumée cet après-midi. Était-ce loin d’ici ?
— Trois heures de marche. Pourquoi ?
— J’y vais pour essayer de détruire quelques-uns de leurs canons. Pouvez-vous me donner un guide ?
— Bien sûr ! Alors, tu crois ce travail inutile ? »
Il montrait la barricade.
« Non, au contraire. Laissez ici quelques hommes, qui se replieront après une défense symbolique. Toute notre tactique va consister à retarder l’avance ennemie en perdant le moins possible de combattants, pour que les faibles, femmes et enfants, puissent atteindre la forêt sans marches forcées.
— J’ai compris. Oyambide ! »
Un Vask d’âge mûr s’avança.
« Conduis l’étranger jusqu’à Sare. Je suppose que vous voulez y arriver sans être vus ? Passez par le torrent. »
Ils escaladèrent le barrage, filèrent le long de la passe, arrivèrent dans la vallée. À partir de ce moment, leur guide leur fît longer les rochers, glisser dans l’ombre des blocs ou des arbres, traverser en rampant les prairies baignées de lune. Au loin, la nuit était encore trouée d’un rougeoiement, et le vent frais apportait par moments l’odeur piquante de l’incendie. Ils se reposèrent un instant dans un creux.
« Beaucoup de pertes, chez vous ?
— Une cinquantaine d’hommes, lors de la bataille. À peu près autant de femmes et d’enfants quand ils ont bombardé le village.
— Et eux ?
— Nous devons en avoir tué une vingtaine avant que leurs armes d’enfer interviennent ! Que voulez-vous faire exactement ?
— Détruire leurs armes d’enfer, comme vous dites, avec une arme encore plus infernale. Y avait-il une place à Sare ?
— Oui, au bout du village, au nord.
— C’est là qu’ils ont dû disposer leur artillerie, très fortement gardée, sans doute. Peut-on en approcher à moins de cinq cents pas sans se faire voir ? »
Le Vask réfléchit un instant.
« Oui, par le rocher du haut.
— Allons-y ! »
Ils reprirent leur progression méfiante. Deux fois, le Vask partit en éclaireur, et la deuxième fois, il resta longtemps absent. Il revint comme une ombre.
« Il y avait une sentinelle sur notre chemin. Il faut faire vite, maintenant, avant qu’ils découvrent son cadavre. »
L’odeur de fumée était maintenant très forte, et un léger brouillard bleuté emplissait le fond de la vallée. Le Vask indiqua, sous la lumière lunaire, un replat.
« Là était Sare. Au-dessus, à gauche, le roc qu’il nous faut escalader. »
Ils y parvinrent en une demi-heure, non sans s’être aplatis plus d’une fois dans les hautes herbes. Oyambide passa le premier, puis Akki, suivi des deux porteurs. Au moment d’arriver au sommet, le guide s’arrêta net, redescendit, sans bruit.
« Encore des sentinelles, chuchota-t-il. Je vais essayer d’en tuer une à la fronde, mais l’autre donnera l’alarme. »
Akki tira de sa ceinture un des fulgurateurs légers.
« Je me charge du second. »
Les deux Bérandiens causaient à voix basse, regardant en bas vers le village, leur vigilance endormie.
« À vous », souffla Akki.
Le Vask se dressa, fit tournoyer son bras. Atteint en pleine tête, un des guetteurs s’écroula avec un bruit mat d’os broyés. Son compagnon, surpris, se tourna. Il reçut en pleine poitrine le jet bleu de l’arme d’Akki.
« Vite, en haut ! »
Il monta le grand fulgurateur, calmement, mais sans perdre une seconde. Sous lui, presque à la verticale, s’étendait Sare incendiée, les maisons marquées par des taches plus noires sur le sol sombre, ou par les ombres que jetaient les pans de murs restés debout. Deux habitations seulement, à l’écart, avaient été respectées. Sur la place, des formes allongées, bâchées, indiquaient les canons, au nombre de deux. Un cercle de tentes les entourait. Des feux de camp rougeoyaient encore, de-ci, de-là.