« Touché, pensa-t-il. Une flèche ! »
Il rampa, se camoufla derrière un gros tronc. Le fût empenné semblait sortir de son flanc, et pourtant il ne sentait pas la tiédeur gluante du sang. Il explora délicatement des doigts, poussa un soupir soulagé. La pointe du trait avait heurté le communicateur, et un coin de ce dernier l’avait meurtri. Il arracha la frêle hampe de ses vêtements.
Il acheva de prendre son arc, rampa en avant. La clairière était vide, sauf les cadavres à demi carbonisés, Boucherand inanimé, et les jeunes filles toujours attachées à leurs arbres, saines et sauves semblait-il. Nulle trace des Bérandiens survivants, ni d’Otso. Le feu crépitait violemment, et gagnait les végétations basses. Il fallait faire vite. Tout en guettant il réfléchissait :
« Nous avons entendu des coups de feu, mais ceux qui sont ici n’avaient que des arcs. Probablement y a-t-il d’autres ennemis aux environs. »
Comme pour confirmer cette déduction, des détonations éclatèrent vers l’est. Au milieu des morts, Boucherand essaya de se lever.
Là où avait été caché le Vask, un fourré oscilla. Une flèche traversa la clairière et s’enfonça entre les branches. L’instant d’un éclair, Akki entr’aperçut une face humaine entre les frondaisons, et tira. Avec un long cri, l’archer s’affaissa dans les herbes, écrasant le rideau de feuillage qui l’avait masqué.
« Attention, Otso, il en reste un !
— On ne sait pas compter dans les étoiles ? Non, tous y sont. Félicitations, tu manies l’arc comme un Vask ! Allons libérer les prisonniers avant que les autres reviennent ! »
Ils se précipitèrent, le Vask vers Boucherand, Akki vers les jeunes filles. Anne le regardait venir, triomphante.
« Je t’avais dit, Clotil, qu’il ne fallait pas désespérer, qu’il viendrait ! »
Déjà le coordinateur coupait les cordes. Anne frotta ses poignets douloureux.
« Vite, partons ! Combien y avait-il de Bérandiens quand vous avez été surpris ?
— Environ quarante, dont sept avec des fusils. »
Boucherand s’approchait.
« Merci, Akki, pour moi, et surtout pour elles.
— Filons, coupa le Vask. Nous ne sommes pas encore sauvés. »
Ils partirent vers l’ouest, à l’opposé des coups de feu. Malgré la grande lassitude des jeunes filles et du capitaine, ils avancèrent assez vite. Le sous-bois était clair, presque sans buissons, et ils marchaient entre de grands fûts droits, élancés, qui explosaient en frondaisons à plus de vingt mètres de haut.
« Est-ce là cette Forêt Impitoyable, Otso ? Elle pâlit à côté de bien d’autres que je connais !
— Attends. Tu n’as rien vu. Nous sommes encore sur les terres hautes ! »
Au soir, ils pensèrent avoir distancé toute poursuite, si même poursuite il y avait eu. Ils campèrent à l’abri d’un arbre énorme, dont les grandes racines s’étalaient autour du tronc en cloisons radiales. Otso et Akki en profitèrent pour construire, avec de larges feuilles, une petite hutte qui permit d’attendre avec sérénité la pluie nocturne.
Ils dînèrent des restes du cerf sauteur, puis le coordinateur ouvrit son petit sac étanche et soigna Boucherand. Ce dernier souffrait terriblement des contusions reçues lors de sa capture. Une pilule le soulagea. Clotil avait, à la jambe gauche, une vilaine plaie, écorchure envenimée, qui fut nettoyée et désinfectée.
Akki prit la première garde. Assis à quelque distance de la cabane, sous un abri improvisé fait de feuilles de linglan, il laissa son attention errer, confiant en son ouïe pour l’avertir si quelque chose ou quelqu’un approchait. La nuit était absolument noire, bien que la pluie eût cessé, la forêt immobile et silencieuse. Un souvenir monta dans sa mémoire, celui d’une autre nuit, à des millions d’années-lumière, où il attendait avec Kéloï, le chasseur sauvage, l’arrivée de l’astronef froon débarquant illégalement des colons. La nuit avait été aussi noire, aussi silencieuse, jusqu’à l’aube, et à la féroce bataille…
La situation lui apparaissait mauvaise, presque désespérée. Tiendraient-ils jusqu’au retour de l’Ulna ? D’un côté, les hordes vasks, vaincues, malgré leur vaillance, par un armement et une organisation supérieurs, appuyées par des humanoïdes dont il ne savait rien, sinon qu’ils ressemblaient physiquement aux hiss. De l’autre, quelques millions de Bérandiens, avec une véritable armée, des armes plus modernes, et à leur tête un homme jeune, intelligent, impitoyable, et démesurément ambitieux. Et, essayant de renverser la balance, lui, Akki, perdu dans la forêt, avec deux hommes et deux jeunes filles, et Hassil, perdu lui aussi avec un avion désemparé. Entre eux deux, des lieues et des lieues de forêt.
L’issue finale de la lutte n’était pas douteuse. Quand l’Ulna reviendrait, si les coordinateurs ne reparaissaient pas, Elkhann, le commandant de l’astronef, prendrait les mesures nécessaires. Les Bérandiens seraient broyés. » Mais, songea Akki, ce n’est pas cela que je voudrais. Il y a parmi eux aussi des hommes de bonne volonté, même si pour l’instant ils ne peuvent rien contre leur Duc usurpateur. » Il se souvint des jeunes marins rencontrés dans la taverne, qui auraient pu être de merveilleux astronautes. Il y avait le vieux Roan, Boucherand, et Anne…
Anne ! Cette petite sauvageonne, fille d’une planète perdue, d’une civilisation tragiquement détraquée, le fascinait. Elle possédait une intelligence sortant tout à fait de l’ordinaire, et, chose plus rare encore, du caractère. Il l’imagina telle qu’elle aurait pu être, sortie d’une université de Novaterra ou de Réssan. Que serait-elle devenue ? Sans doute pas une scientifique, son esprit n’était pas dirigé dans cette voie, bien que, sur Nérat, et grâce aux leçons de son parrain, elle comptât certainement parmi les esprits les plus cultivés. Mais elle eût été probablement une grande administratrice, quelque part dans un des rouages du sommet de la Ligue, côte à côte avec le vieil Hasslem, Térankor le sinzu, ou Harbou Kler, le Novaterrien, son propre cousin…
Pendant la journée, ils avaient été entièrement occupés par leur fuite, et, sauf quelques brèves paroles, il ignorait encore tout de l’odyssée d’Anne et de ses compagnons. Durant les jours qui venaient, il aurait le temps de l’apprendre. Il fallait compter au moins quinze jours de marche pour rejoindre Hassil, ou, s’ils décidaient d’aller directement aux Trois Lacs, une bonne semaine.
Loin, derrière lui, monta un long hurlement modulé, qui trouait la nuit et, comme à son signal, la pluie croula de nouveau en cataracte, noyant les bruits dans le ronflement des gouttes d’eau sur le feuillage. Otso vint le rejoindre à tâtons.
« Un qlaïn en chasse. Attention !
— Qu’est-ce qu’un qlaïn ?
— Je n’en ai jamais vu, simplement entendu. D’après les brinns, c’est une énorme bête carnivore, qui y voit la nuit.
— Il était loin…
— Le qlaïn est chez lui dans la forêt, quoiqu’il s’avance rarement sur les terres hautes où nous sommes actuellement. Prenons garde, cependant.
— Bah ! J’ai réparé le fulgurateur.
— Cela nous fera une belle jambe que tu le tues, si un ou plusieurs d’entre nous sont déjà morts ! Les brinns le redoutent comme la peste ! Nul ne peut défier un chef en combat singulier pour disputer sa place s’il n’a déjà abattu un de ces fauves ! Généralement, les chefs brinns meurent vieux ! Je n’en dirais pas autant des candidats. Et, contrairement au spriel, qui n’est dangereux que si on l’attaque, le qlaïn est agressif !
— Soit. Retourne dormir. Mon tour de garde n’est pas fini.