— Non, je reste.
— À ton aise ! »
Ils veillèrent dos à dos, échangeant de temps en temps de brefs murmures. Puis, plus proche, bien plus proche, monta de nouveau le cri.
« Il suit notre piste. Réveillons les autres, et tenons-nous prêts à tout !
— Comment peut-il trouver notre piste, avec toute cette pluie qui est tombée ?
— Je ne sais, mais il la tient ! Écoute ! »
Le hurlement jaillit encore une fois, tout près. Sous la cabane, ils entendirent Boucherand se lever, puis la voix inquiète de Clotil.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien. Un animal qui chasse, sans doute. Ne t’inquiète pas, Akki est là ! »
Cette fois, c’était la voix d’Anne.
Akki sourit dans l’obscurité. Un pas léger, et Boucherand se pencha vers eux.
« Attention ! C’est un qlaïn, le plus dangereux carnivore de Nérat !
— Je sais, dit Otso. Akki, donne ton arc à Boucherand. Et tiens ton arme prête. Attention, le voilà ! »
Une ombre plus dense se déplaçait dans le sous-bois, à quelques dizaines de mètres. Akki se leva doucement, vérifia du doigt la position du réglage de son fulgurateur : pleine force. Avec un faible bruit de frottement, les flèches sortirent des carquois.
« Que se passe-t-il ? » dit la voix claire d’Anne.
Comme un éclair noir, le fauve fut sur eux. Akki eut le temps d’entrevoir, silhouettée contre la trouée de ciel qui séparait deux arbres, une longue forme bondissant à plusieurs mètres du sol. Le mince rai de lumière tâtonna, se fixa sur cette ombre. Dans un hurlement, l’animal retomba avec fracas sur la cabane. Clotil cria, un cri d’indicible épouvante, puis ce fut le silence.
Fébrilement le coordinateur arracha de sa ceinture sa torche électrique ; le monstre gisait sur le côté, mort, assez semblable à un tigre qui eût été croisé d’ours. La grande gueule béante, aux crocs de dix centimètres, avait broyé le poteau central de la hutte. Sur le flanc, des pattes de devant à la croupe, se dessinait la longue ligne noire et boursouflée qu’avait tracée le fulgurateur.
« Anne ! Clotil !
— Je suis là ! Clotil est sauvée… je crois. »
La voix d’Anne était calme, à peine traversée d’un léger tremblement. Ils se précipitèrent vers elle. Boucherand s’agenouilla, souleva la tête de sa sœur.
« Évanouie seulement, j’espère. »
Effectivement elle se ranima peu après, se redressa lentement.
« Je suis sotte ! M’évanouir de peur ! Je suis une piètre sœur pour le capitaine des gardes, n’est-ce pas. Hugues ? Mais je suis si lasse ! »
Ils l’installèrent dans une nouvelle hutte, improvisée avec les débris de l’ancienne, puis revinrent contempler le qlaïn. Deux flèches sortaient de son poitrail.
« Joli coup, capitaine, dit le Vask. Votre flèche est juste au creux du col. Comment avez-vous pu viser si juste dans le noir, et si vite ?
— Ma foi, la vôtre n’est pas loin non plus d’un point vital ! Et vous étiez moins bien placé que moi. À vrai dire, je n’ai pas visé, j’ai tiré d’instinct.
— Moi aussi. »
Le Vask éclata de rire.
« Si l’on m’avait dit, il y a deux mois, que je combattrais épaule contre épaule avec le capitaine de la garde du Duc de Bérandie !
— Ex-capitaine, Otso. Et il y a de braves gens chez nous aussi.
— Je le crois, mais pourquoi nous faites-vous la guerre ?
— Nous ne l’aurions pas faite, si Nétal… Le vieux Duc y était opposé, et s’il avait vécu…
— La vieille histoire, intervint Akki, la même vieille et lamentable histoire que j’aie vue se répéter sur trente planètes ! L’étranger est différent, il n’a pas les mêmes coutumes, il est donc, très vite, l’ennemi. Mais qu’un péril commun survienne, et les différences s’effacent… pour un moment. Après, cela recommence, à moins qu’on n’accepte ces différences, qu’on ne les souhaite même, comme dans notre Ligue. Mais tout cela sera pour plus tard, s’il y a pour nous un plus tard. En attendant, il faut survivre ! »
Ils parvinrent à l’aube, reposés malgré la nuit agitée. La forêt devenait de plus en plus dense, le terrain descendait, et le sol se transformait, à mesure. Ils durent éviter des marécages où des monceaux de feuilles se décomposaient, sous l’action des bactéries, en boue noire et infecte. Des lianes jaillissaient de ces marigots, escaladaient les troncs, pendaient en rideaux qu’il fallait crever au sabre et à la hache.
« Tu vas voir maintenant la vraie Forêt Impitoyable, Akki, dit le Vask. Avant de nous y enfoncer, il faudrait chasser, fumer de la viande, car une fois que nous serons dans son cœur, le gibier sera rare.
— Soit. Je reprends mon arc. Que Boucherand et Clotil aillent avec toi, Anne restera avec moi, comme cela personne ne fera partie d’un groupe désarmé. Trouve-t-on ici du bois convenable pour faire un arc ?
— Une branche de glia, s’il y en a. C’est le meilleur bois d’arc de la planète, dit le capitaine.
— Je pars à droite, rendez-vous ici quand le soleil commencera à descendre. Au cas où les Bérandiens nous auraient suivis, filez vers les Trois Lacs. Nous vous y retrouverons. »
Ils partirent, Akki en avant, arc prêt, Anne le suivant, fulgurateur au poing. Il leur fallut un long temps pour trouver du gibier. Finalement ils débuchèrent une petite harde de cerfs sauteurs, de la variété qui hantait le bord des marais, avec un pelage plus clair. Akki en abattit deux. Ils mirent plus d’une heure pour découper les parties qu’ils désiraient garder, et pour en faire des paquets transportables. Et, Anne, l’arme prête, marchant cette fois en avant, ils revinrent vers le lieu du rendez-vous.
Ils en étaient encore assez loin quand éclatèrent les détonations. Akki jeta la viande à terre.
« Nos amis ! Attaqués !
Il plaça la viande sur une fourche, encocha l’arbre d’un coup de hache pour le reconnaître, reprit son fulgurateur et fonça. La fusillade s’était tue.
Le rendez-vous était désert. Ils progressèrent avec précaution. Bientôt ils trouvèrent le premier cadavre, un Bérandien, une flèche à plume rouge, une flèche d’Otso, plantée dans l’œil droit. Akki examina les traces de balles sur les troncs.
« Nos amis étaient ici. Ils ont vu venir l’ennemi, et ont tiré les premiers. Pas de trace de sang de leur côté, ils ont dû échapper, pour cette fois. Continuons. »
Ils arrivèrent vite sur les lieux de la bataille. Trois nouveaux corps jonchaient le sol. Le cœur battant, ils se penchèrent sur eux. C’étaient encore des Bérandiens, mais cette fois, bien que toutes les flèches aient un empennage rouge, elles semblaient avoir été tirées de deux côtés différents.
« Boucherand a un arc maintenant. Ah ! Ils ont dû prendre celui du premier soldat que nous avons trouvé. »
Du côté où les arbres étaient percés de balles, une longue trace pourpre tachait le sol.
« Un des nôtres a été touché ! Otso, Boucherand, ou Clotil ? Baissez-vous ! »
Les projectiles sifflèrent au-dessus de leurs têtes. Akki se jeta à plat ventre, ouvrit le feu. Dans la fumée des arbres carbonisés, il vit tomber des silhouettes.
« Vite, Anne, rampez en arrière jusqu’à deux cents mètres environ. Après, vous pourrez courir sans danger, les troncs vous protégeront. Je couvre votre retraite ! »
Il se glissa lui-même plus à gauche, en un point d’où il pouvait voir derrière le rideau de fumée. Rien. Puis quelque chose bougea derrière un buisson, et il vit un canon de fusil tâtonner dans sa direction. Il tira. Le buisson explosa en flammes. Un homme jaillit, qu’il faucha.
Se haussant sur ses coudes, il scruta la forêt. Autant qu’il pouvait voir, rien de vivant à portée. Il jeta un coup d’œil derrière lui, Anne avait disparu. Alors il se dressa d’un bond, courut en zigzaguant. Une balle siffla, il stoppa derrière un fût énorme, balaya au hasard, reprit sa course. Il rejoignit Anne peu après.