Ils fuirent longtemps, passèrent près de leur cache de viande, où Akki choisit hâtivement quelques morceaux. À la nuit tombante, ils arrivèrent à la berge indécise d’un marais.
Il ne fallait pas songer à s’y engager dans l’obscurité. Deux grands arbres s’élevaient juste à la limite, poussant au-dessus des eaux huileuses de longues branches enchevêtrées.
« Nous allons passer la nuit ici, dit Akki. C’est notre meilleure chance de salut. »
Il grimpa assez facilement, s’aidant des lianes. À plusieurs mètres du sol, une branche maîtresse se trifurquait, formant une sorte d’armature de plate-forme à laquelle il ne manquait qu’un tablier. Il tressa rapidement des lianes, en un hamac souple, redescendit, cueillit quelques feuilles de linglan.
« Pourrez-vous monter, Anne ? »
Elle se retourna, lui sourit.
« Toute petite, je passais ma vie dans les arbres, à Vertmont ! »
De fait, elle fut en haut plus vite qu’il n’eût pu le faire. Rapidement, il alluma un feu de broussailles.
« Vous ne montez pas, Akki ?
— Il faut fumer cette viande avant qu’elle se gâte.
— Alors, pourquoi m’avoir expédiée là-haut ?
— L’odeur peut attirer des fauves. Vous y êtes en sécurité. Restez-y ! » Commanda-t-il en la voyant faire mine de redescendre.
Il découpa la venaison en lanières, improvisa un boucan. Elle se laissa glisser le long du tronc, se percha à califourchon sur une branche basse.
« Puis-je rester là, seigneur ? demanda-t-elle d’un air faussement soumis.
— Si vous voulez. Puisque vous ne semblez pas avoir envie de dormir, racontez-moi votre odyssée.
— Oh ! Il n’y a pas grand-chose à dire. Quand vous nous avez quittés pour aller sauver parrain, nous sommes partis. Nous étions six en tout à ce moment-là. Nous avons entendu un bruit de bataille, puis vu votre avion s’élever. Nous avons galopé jusqu’à la fin de la nuit, et le matin nous a trouvés assez profondément enfoncés dans la forêt. Boucherand était d’avis d’aller clamer refuge chez les Vasks, pour me mettre en sécurité. Je m’y opposai, sachant qu’il lui en coûterait beaucoup de faire une telle démarche, et ne voulant pas non plus me donner en otage aux ennemis de la Bérandie.
— Vous auriez pourtant mieux fait ! Bien des choses auraient été changées.
— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je m’y opposai, et nul ne discuta mes ordres. Je voulais essayer de rejoindre le comté de Roan, où nous aurions pu trouver de l’aide chez de loyaux vassaux de mon parrain, voire lever une armée contre celle de Nétal. Mais très vite, d’après les renseignements que nous reçûmes de proscrits vivant dans les bois, je compris que c’était impossible. Le premier soin de Nétal avait été de faire emprisonner tous ceux qu’il soupçonnait de pouvoir me rester fidèles. Nous apprîmes aussi que la guerre avait été décidée à la fois contre les Vasks et les brinns, et qu’une armée comme on n’en avait encore jamais vu en Bérandie se rassemblait. J’acceptai alors de me rendre chez les montagnards, où je savais pouvoir vous retrouver, mais c’était trop tard. Les avant-gardes bérandiennes cernaient déjà le débouché des vallées. Nous décidâmes alors de contourner les montagnes afin de rejoindre le pays vask par l’ouest. Pour cela, il fallait progresser par la forêt, les plaines côtières étant sous la coupe de l’usurpateur.
« Puis, un jour, nous rencontrâmes un détachement de soldats, et perdîmes deux hommes sur trois au cours du combat. Nous échappâmes de justesse, et, dès lors, notre vie fut une vie de fugitifs, perpétuellement poursuivis, sans jamais pouvoir prendre de repos. Nos chevaux avaient été abandonnés depuis longtemps, échangés à des proscrits contre des vêtements et des armes. Il fallait marcher, parfois courir, se cacher, avec toujours la peur en nous. Pour ma part, je savais que les ordres étaient de me prendre vivante, et sans mal. Pour Boucherand et l’archer, c’était la mort. Pour Clotil, pire !
« Je ne sais comment nous avons survécu. Une fois, nous sommes restés trois jours sans manger, tapis dans un buisson pendant que les sbires de Nétal battaient la forêt. Nous avons vécu d’un animal tué par-ci, par-là, sans presque oser dormir, autrement que par de brefs assoupissements dans les fourrés. Puis, un jour, nous avons vu passer votre avion, très haut, dans une trouée du toit végétal. Cela nous rendit courage : vous nous cherchiez.
— C’était Hassil, Anne. Mais à vrai dire, nous n’avons guère cherché. Les chances de vous trouver étaient si faibles !
— Cela nous redonna espoir. Nous traversâmes les contreforts nord des montagnes, et commençâmes à nous rapprocher des passes conduisant chez les Vasks. Puis nous entendîmes de sourdes détonations, et, plus tard, vîmes de hautes colonnes de fumée monter par-dessus les monts, et nous sûmes alors que la guerre nous avait dépassés ! Comme les brinns refusent de quitter leurs terres basses, nous pensâmes que les Vasks se replieraient vers eux, et nous allâmes vers le pays brinn. C’est alors qu’un groupe de Bérandiens nous trouva. Vous connaissez le reste. Et vous, Akki ?
— Eh bien, après vous avoir quittés, nous volâmes vers les monts. Je fus assez heureux pour tirer d’affaire un jeune Vask attaqué par un fauve, et nous fûmes très bien reçus. Puis la guerre se déclencha, Hassil fut abattu par malchance, et, après quelques batailles perdues et quelques coups de main réussis, je décidai d’essayer de rejoindre Hassil dans l’épave de l’avion, car là se trouvent d’autres armes. Chemin faisant, nos routes se croisèrent.
— Pensez-vous que Boucherand et Clotil s’en tireront ?
— Ils ont avec eux un homme de grand courage et de vastes ressources. Ces Vasks sont un vaillant petit peuple, malgré quelques idées bizarres. Oui, j’ai bon espoir pour eux. Et j’ai espoir aussi que ce sera la dernière guerre sur ce monde, au moins la dernière guerre interraciale.
— Vous y veillerez, n’est-ce pas ? dit-elle, ironique.
— Vous ne me comprenez pas, ou ne voulez pas me comprendre ! Otso et Boucherand sont faits pour s’entendre. Ils sont, ou seront tous deux des hommes influents dans leurs peuples respectifs. Et, comme vous dites, j’y veillerai. Allons, la viande est prête, autant que je puisse la préparer. J’arrive. »
Il grilla quelques morceaux de venaison, monta. Ils mangèrent en silence, burent à la gourde d’Akki, gourde ultra-perfectionnée qui purifiait l’eau qu’elle contenait.
« Dormez maintenant. Je vais prendre la garde pour un moment.
— Où allez-vous dormir ?
— J’ai fait le hamac assez large pour deux. Mais n’ayez…
— Oh ! Je ne crains rien. Je me demandais seulement si une chevalerie mal placée n’allait pas vous faire passer la nuit à cheval sur une branche ! Bonsoir, monsieur le coordinateur galactique !
— Bonsoir, duchesse de Bérandie. Sacré Grand Tso ! Qu’avez-vous fait de vos cheveux ?
— Coupés court ! On ne peut guère ramper ni courir dans les bois avec une longue chevelure. Mais c’est maintenant que vous vous en apercevez ? »
Elle s’étendit, ramena sur elle la couverture de feuilles de linglan, gardant la tête couverte. La lune de Nérat s’était levée, roussâtre, et sous sa lumière la face d’Anne paraissait pâle et tirée.
« Comme elle doit avoir souffert, pensa-t-il. Elle, élevée dans le luxe barbare, mais réel, de la cour de Bérandie, jetée brutalement sur les chemins de l’exil, souffrant de la faim, abrutie de manque de sommeil, et toujours indomptable ! »