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« À quoi pensez-vous, demanda-t-elle. Aux mesures que vous prendrez ?

— Je pense que j’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi courageux que vous.

— Oh ! Le courage ! C’est une denrée de peu de valeur, dans les circonstances présentes. De quoi me sert le courage, contre vos astronefs ?

— Je croyais que vous aviez cessé de me considérer comme un ennemi depuis notre voyage sur Loona, Anne. Vous m’aviez même demandé mon alliance, le soir qui précéda le tragique banquet. L’avez-vous oublié ?

— Non, certes. Comment pourrais-je l’oublier, moi, qui, par deux fois, vous dois la liberté ? Mais pouvez-vous oublier que vous êtes coordinateur ? Régler cette situation de Bérandie avec le minimum de larmes ! Il me semble qu’il en a déjà coulé pas mal, mêlées de bien du sang !

— Ni votre faute ni la mienne !

— Votre faute et la mienne, Akki. La vôtre, car votre arrivée a tout précipité. La mienne, car j’ai tissé de mes propres mains le filet où je suis aujourd’hui prise ! Nétal ne fait qu’appliquer mes plans !

— Du moins aviez-vous su renoncer à vos idées de conquête. Je ne sais ce que nous réserve l’avenir, mais je vous promets que, si la décision finale vous force à quitter cette planète, je trouverai, pour vous et les vôtres, un monde encore plus beau, et qui sera à jamais le vôtre. La même loi qui vous exile vous protégera.

— Ce sera le monde de mes fils. Jamais le mien !

— Je n’ai pas non plus de monde. Je les ai tous, et aucun. Depuis que j’ai atteint l’âge de huit ans, j’ai peut-être passé en tout trois ans sur ma planète natale.

— Comment connaître le bonheur, si on vous déracine ?

— Le bonheur est-il si important ? Oh ! Je sais ! Vous croyez que j’en parle à mon aise. Vous pensez que je peux me retirer sur le monde qui m’a vu naître, quand je le voudrai. Peut-être. Mais Novaterra est-elle ma patrie, plus qu’Ella, où j’ai passé dix années, qu’Arbor, où j’ai vécu longtemps aussi, que Dzei, où je fus adopté, et où j’ai laissé un frère de sang, qui était devenu pour moi un vrai frère et que je ne reverrai sans doute jamais, que tant d’autres mondes où j’ai égrainé les jours de ma vie ? Vous n’avez jamais, et pour cause, assisté à une réunion du Grand Conseil de la Ligue. Autrefois, au temps de mon ancêtre terrien, il y avait un délégué par planète. Maintenant, elles sont trop nombreuses, et il n’y a plus qu’un délégué par confédération. Eh bien, il se réunit, dans l’immense palais, plus de six mille envoyés, représentant plus de cinquante mille civilisations. Passerais-je ma vie à voler d’un point à l’autre du cosmos que je n’arriverais jamais à les connaître toutes. Et pourtant, d’une certaine façon, tous ces mondes sont aussi ma patrie !

— Je comprends, Akki. Mais moi, moi, je n’ai jamais connu qu’une seule terre. Et je vais sans doute en être privée, pour des fautes qui ne sont pas les miennes !

— Qui sait ce que l’avenir réserve ? Dormez maintenant. La journée de demain sera rude. »

Elle fut infernale. Le marais miroitait à perte de vue à droite et à gauche, dans la lumière de l’aube. Leur sommeil avait été troublé par des myriades d’insectes piqueurs, et les cris lointains des fauves en chasse. Akki appela Hassil. La réparation de l’avion progressait lentement. L’indicateur de direction montrait que l’épave se trouvait de l’autre côté des marais, encore très loin.

Ils partirent vers la gauche, s’éloignant ainsi d’une possible poursuite. Même à assez grande distance des eaux, le sol était spongieux et mouvant, et, par deux fois, ils faillirent s’enliser. Vers le milieu du jour, ils dérangèrent un spriel tapi dans un fourré, et Akki le foudroya avant qu’il eût pu bondir. Il considéra alors son fulgurateur d’un air pensif. La charge s’épuisait, et il restait à peine trente secondes d’utilisation à pleine puissance. La marche était rendue pénible par le sol mou qui aspirait les pieds, par le harcèlement incessant des insectes, par les lianes qu’il fallait hacher pour se frayer un passage. Trois fois, ils durent contourner des langues d’eau que le marécage lançait en pleine terre.

Au soir, ils ne purent trouver un gîte sûr, et campèrent sur le sol humide, à peine protégés par quelques branches épineuses. Leur provision de viande, malgré le boucanage, prenait mauvaise odeur. Aucun animal comestible ne semblait fréquenter les abords du marais, et ils durent s’enfoncer à travers un sous-bois presque impénétrable pour trouver quelques rongeurs à chair coriace. Et les jours se succédèrent. Ils souffrirent de la faim, sinon de la soif, grâce à la gourde d’Akki. Têtes embrumées de sommeil ils avançaient comme dans un rêve. Puis Anne fut piquée par un insecte venimeux ; comme il sécrétait une salive anesthésiante, elle ne s’en aperçut pas tout de suite. Quand Akki put la soigner, sa cheville droite avait enflé, et bientôt elle fut incapable de marcher. Ils perdirent ainsi trois jours. Alors Akki appela le hiss.

« Nous ne pourrons sans doute pas te rejoindre. Nous allons essayer de trouver un cours d’eau. À ce que m’a dit Otso, tous ici descendent vers les Trois Lacs. Nous t’y attendrons, à moins que tu ne puisses pas réparer l’avion, auquel cas une expédition viendra à ton secours. »

Ils trouvèrent enfin une rivière, rapide et noire, qui traversait les marais en venant des monts. Akki passa quatre jours entiers à construire un radeau. Dans son état d’épuisement, ce travail de bûcheron fut presque au-dessus de ses forces. Enfin, l’embarcation flotta, et ils se laissèrent descendre au gré du courant, trop fatigués pour prendre des tours de garde ; mais, avant de couler dans le sommeil, Akki, au prix d’un dernier effort, attacha Anne, puis s’attacha lui-même.

Un choc violent le réveilla. Il se dressa, la tête encore embrumée. Une flèche était fichée dans un tronc, flèche à laquelle une corde était nouée, corde tendue qui les halait vers le rivage. Il saisit son arme. De la rive, un cri monta :

« Ne tire pas ! C’est moi, Otso ! »

Le grand Vask se montra. Le radeau toucha la berge. Anne ne s’était pas réveillée.

« Boucherand ? interrogea le coordinateur. Et Clotil ?

— Boucherand va bien. Sa sœur… »

Le Vask haussa ses puissantes épaules.

« Morte ?

— Pas encore. »

Akki détacha Anne, la souleva dans ses bras, la porta sur la terre ferme.

« Vite, conduis-moi ! »

Le capitaine était assis à l’entrée d’une cabane de branches. À l’intérieur, sur un lit de feuilles, Clotil était couchée, pâle.

« Qu’y a-t-il ?

— Une balle dans l’avant-bras droit. La blessure s’est envenimée. Nous n’avions pas de désinfectant et j’ai été obligé de l’amputer au couteau ! Mais l’infection gagne quand même, et bientôt… »

Il eut un sanglot réprimé.

« Et puis, elle se laisse mourir. C’était la plus jolie fille de la Bérandie après la duchesse, et maintenant… »

Akki se pencha vers la blessée.

« J’ai là de quoi arrêter l’infection. Quant à son bras…, Clotil ! Clotil ! Vous m’entendez ? »

Les paupières infiniment lasses se soulevèrent un peu.

« Ah ! C’est vous, Akki ? Et Anne ?

— Saine et sauve !

— Tant mieux. Pour moi, c’est fini !

— Mais non ! J’ai dans mon sac de quoi vous guérir. Ouvrez la bouche, prenez cette pilule. Là, ça y est !

— Mais mon bras ! Mon bras ! Il ne repoussera pas !

— Mais si, Clotil ! Quand cette guerre sera finie, je vous emmènerai sur Novaterra, ou Arbor, ou Ella ! Nous avons de merveilleux hôpitaux, où l’on régénérera votre avant-bras. Voyez ma main gauche. Une fois, elle fut complètement emportée par une explosion. Rien de plus facile pour nous, qui avons derrière nous la science de cinquante mille mondes !