— Est-ce vrai ? Vous ne me mentez pas pour me donner de l’espoir ?
— Je vous le jure ! Dormez, maintenant. Demain, vous irez mieux. »
Il sortit, laissant la jeune fille s’assoupir, un sourire aux lèvres. Otso l’attendait.
« Une chance que j’aie vu arriver le radeau. Quelques heures de plus, et c’était trop tard, sans doute.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda Boucherand.
— D’ici deux jours, Clotil ira assez bien pour que nous puissions reprendre la descente de la rivière. Entre-temps, nous pourrions perfectionner un peu notre embarcation.
— Est-ce vrai, Akki, ce que vous avez dit à Clotil, que son bras repousserait ?
— Repousser n’est pas le mot. C’est plus compliqué que cela, mais le résultat sera le même. Théoriquement, nous pourrions reconstruire un homme entier à partir d’une seule de ces cellules vivantes. Pratiquement, ce ne serait pas le même homme, car il serait impossible de lui donner la même personnalité, faite non seulement de son hérédité, mais encore de tout ce qu’il a appris, senti, expérimenté. Mais dans les cas où le cerveau est intact, comme pour votre sœur, rien n’est plus facile que de susciter la régénération d’un membre. J’ai vu des cas bien plus extraordinaires.
— Vous êtes des dieux, Akki !
— De bien pauvres dieux ! Une balle dans la tête me tuerait aussi bien que le dernier archer bérandien, et hier, quand nous avons lancé le radeau – au fait, était-ce hier ? – je me suis écroulé de fatigue, comme tout le monde l’aurait fait ! Non, nous avons simplement derrière nous l’héritage de milliers de générations d’hommes, et par hommes j’entends aussi bien les hiss que nous ou toute autre race intelligente ! Qui sait quelle contribution apporteront ces brinns, que vous, Bérandiens, méprisez ?
— Et auxquels je vais, moi Anne, duchesse de Bérandie, demander asile, après avoir voulu les détruire, ou tout au moins les écraser ! Curieux retour des choses, et juste punition de mon orgueil !
— Il ne faut pas raisonner ainsi. J’ignore ce que sont les brinns, le seul qui ait quelques informations à leur sujet étant Otso, et il n’en a guère, à ce qu’il m’a dit. Je suppose que, comme toutes les races, ils ont leurs qualités et leurs défauts. Je vous demande de me laisser effectuer le contact. J’ai plus d’expérience que n’importe lequel d’entre vous à ce sujet. »
Troisième partie
Les autres…
Chapitre I
À l’aurore d’un monde
Doucement, le radeau quitta la rivière devenue paresseuse et flotta sur le lac. Il étalait sa grande masse d’eau plane entre de hautes collines boisées qu’escaladait par endroits la steppe. Au pied d’une falaise de roches grises montait une colonne de fumée.
« Es-tu déjà venu ici, Otso ?
— Oui, quand j’étais un tout jeune homme. C’est le lac Tisilki-Ora-Oros. Cette fumée doit s’élever du village sous abri de Tukul-Eran. Je connaissais le chef, mais vit-il encore ?
— Crois-tu que les tiens soient déjà arrivés ?
— J’en doute. Ils devaient construire des radeaux et descendre la rivière, mais elle les portera en aval de nous.
— Essayons de gagner la rive.
— Inutile. Les brinns vont venir à notre rencontre !
— Je ne les vois guère !
— Ils sont là, pourtant, cachés dans les hantes herbes. Tiens, regarde !
Une longue embarcation venait de surgir d’entre les hautes végétations palustres, montée par une dizaine d’humanoïdes, qu’Akki examina à la jumelle. De taille relativement petite, leur aspect général rappelait en effet étonnamment celui des hiss. Leur peau était vert pâle, leurs cheveux blanc d’argent, leur face haute et étroite. La pirogue approcha rapidement, et un des « hommes » se dressa à la proue, leva un bras. Ils entendirent vaguement, porté par le vent, un appel.
« Que dit-il ? demanda Boucherand.
— Trop loin. Et je ne connais pas leur langue, répliqua le Vask.
— Je puis vous le dire, intervint le coordinateur. Comme tous les chlorohémoglobiniens connus, les hommes à sang vert, il possède de très forts pouvoirs télépathiques, et j’ai parfaitement « reçu ». Il demande qui nous sommes. »
À haute voix, pour le compte de ses compagnons, il répondit :
« Des ennemis des Bérandiens, qui les fuyons. Avez-vous déjà accueilli des réfugiés vasks ? »
La pirogue décrivit une courbe élégante, et se rangea parallèlement au radeau. Les pagayeurs posèrent leurs rames aux manches sculptés de figures géométriques et saisirent de curieuses sagaies dont la pointe, transparente et très effilée, avait l’air de verre. Ils tinrent ces armes prêtes, mais non menaçantes. Celui qui semblait le chef sauta d’un bond léger sur le radeau, examina les fugitifs. Ses yeux gris clair, largement espacés, enfoncés sous des arcades sourcilières bien marquées, scrutèrent successivement Otso, Akki et Boucherand, et spécialement leurs armes.
« C’est bon, dit-il enfin. Ce ne sont point là les armes des ennemis. Non, personne n’est encore venu. Les Vasks quittent-ils donc leurs montagnes ? Les Trois Lacs appartiennent aux brinns, et ne pourraient longtemps nourrir à la fois les deux peuples. »
Il parlait une langue gutturale, très différente de la langue sibilante des hiss. Akki s’en voulut d’en être surpris. Il n’y avait aucune raison pour qu’il en fût autrement.
« Les Bérandiens ont attaqué les Vasks, dit-il, tout en transmettant. Les Vasks sont vaillants, mais peu nombreux, et leurs ennemis ont des armes supérieures. Ils vont venir se réfugier auprès de leurs alliés brinns, pour quelque temps, et, côte à côte, repousser et battre une fois de plus les Bérandiens. »
Le brinn resta un moment sans répondre.
« Les Vasks sont nos alliés. Ils nous ont aidés lors de la guerre des Six Lunes. Ils peuvent venir. Nous les aiderons à notre tour. Les guerriers brinns sont nombreux comme les grains de sable de la rivière et n’ont pas peur. Nous savions que la guerre était dans les hautes terres. Mais toi, tu n’es pas Vask. Ni lui, ni elle, ni elle qui n’a qu’un bras ! »
Akki regretta alors l’absence d’Hassil, et surtout celle de son avion. Il eut été infiniment plus facile de prendre contact avec ces primitifs en débarquant d’une étincelante machine volante, que porté par un radeau, en réfugié sale, hâve et déguenillé. Le moment difficile était venu.
« Parmi les Bérandiens, il y avait aussi ceux qui étaient opposés à cette guerre, et qui voulaient faire à leur tour alliance avec les brinns, comme l’ont fait les Vasks. »
Il lança un coup d’œil impératif aux Bérandiens.
« Hélas ! Continua-t-il, ils n’ont pas été les plus forts. Ils ont dû fuir pour ne pas être massacrés. Les brinns seront-ils généreux, et accueilleront-ils aussi leurs alliés inconnus ? Ceux qui ont pu se sauver, car beaucoup attendent maintenant la mort dans les prisons de Bérandie, ou errent désespérément dans les bois. »
Le brinn examina un moment les trois Bérandiens. Anne lui rendit regard pour regard, Boucherand resta immobile, Clotil baissa les yeux.
« Celle-là, qui lui a pris un bras ? Les Bérandiens ?
— Oui, répondit Otso en brinn.
— Alors, c’est bon. Il y a du sang entre eux et l’ennemi. »
Il se tourna de nouveau vers le coordinateur.
« Et toi ? Toi qui n’es ni Vask ni Bérandien ? »