« Cet animal ferait un remarquable anthropologue, songea Akki. Impossible de lui cacher les différences raciales. »
« Moi, je suis venu d’au-delà du ciel, où habite une immense confédération composée d’hommes comme moi, d’hommes comme toi, et de bien d’autres encore. Nous avons appris que sur cette terre il y avait des hommes mauvais qui opprimaient les brinns, et nous sommes venus, un homme comme moi et un homme comme toi, dans un canot volant. Mais par traîtrise les Bérandiens ont endommagé ce canot, et tandis que l’homme comme toi est en train de le réparer, afin que nous puissions faire pleuvoir le feu sur la tête de l’ennemi, je suis parti avec ce Vask pour secourir ceux-là.
— Quelle preuve peux-tu donner de ce que tu dis ?
— Mes compagnons pourraient en témoigner, ils m’ont vu descendre du ciel. Mais regarde plutôt. Aucun de tes guerriers n’est caché dans les herbes, là-bas ?
— Si.
— Fais-les sortir, et qu’ils s’éloignent de cent pas.
— Pourquoi ?
— Pour que je puisse donner cette preuve que tu demandes, sans tuer des amis. »
Le brinn réfléchit un instant, cria un ordre. Une douzaine de silhouettes surgirent des herbes. Akki tira son fulgurateur, examina l’indicateur de charge, régla à l’ouverture minimale et à la portée maximale, leva le bras. À plus de deux cents mètres, les herbes explosèrent en une flamme dévorante.
« Je ne sais si tu viens du ciel, mais tu as des pouvoirs que personne n’a sur cette terre. Le grand chef et les Hommes du Pouvoir décideront. Venez. »
Ils embarquèrent, et le canot fila rapidement sous la poussée des pagaies maniées par des bras vigoureux. Otso se pencha vers Akki.
« Puisque tu les comprends mieux que moi, demande donc si le grand chef des brinns est toujours Tehel-Io-Ehan ? Je l’ai connu, autrefois. »
Akki transmit la question.
« Oui, Tehel-Io-Ehan commande toujours.
— Cela facilitera sans doute le premier contact. »
Avec un bruissement, la proue divisa les hautes herbes aquatiques, et ils abordèrent dans une petite crique dissimulée où de nombreuses pirogues flottaient en eau calme, amarrées à de primitifs embarcadères. Par un sentier dissimulé, serpentant entre les buissons, ils arrivèrent au village. C’étaient, adossées à la paroi rocheuse, ou sous un grand abri, des centaines de huttes de rondins, de branchages et de peaux. Tout au bout de l’abri, une construction de briques était entourée de brinns d’une activité fébrile, et, de sa cheminée de poterie montait une épaisse fumée.
Leur arrivée, sans faire sensation, fut remarquée. On les fit entrer dans une des huttes, plus grande que les autres, et dont la porte était encadrée de hauts piliers de bois sculptés de dessins géométriques enchevêtrés. Elle donnait sur un long couloir sombre, qui, une fois une seconde porte franchie, les conduisit dans une immense grotte. Près de l’entrée, dans la lumière tombant d’une ouverture naturelle située presque à la voûte, se tenait un groupe de brinns, assis. Leur peau plus pâle, leur stature plus courbée indiquaient des vieillards. Ils portaient des vêtements de cuir, richement ornés.
Le guide prononça alors une série de phrases, dont Akki ne put saisir le sens. Cela ne le surprit pas. Ces phrases ne lui étaient pas adressées, et, selon le processus qui semblait habituel dans tous les univers, la communication télépathique ne pouvait être normalement perçue que par la personne à qui elle était destinée. Il regretta que son amplificateur fût resté dans l’avion. Un des vieux brinns se leva de son siège de bois et se dirigea vers Otso.
« Salut au fils de mon vieil allié, dit-il lentement en vask, comme quelqu’un qui cherche les mots d’une langue à demi oubliée. Qu’il soit le bienvenu au pays des brinns, comme son père le fut avant lui. Que ma nourriture soit sa nourriture, que mon gibier soit son gibier, que mes armes soient ses armes, et que sa guerre soit ma guerre ! »
Il se tourna alors vers Akki.
« Salut à toi aussi, lanceur de foudre, toi qui viens, dis-tu, d’au-delà du ciel pour nous porter aide. Que la malchance cesse de s’appesantir sur toi ; que tes armes te soient rendues, et que ton cœur connaisse la paix. Je crois en effet que tu n’es pas de cette terre, car ni Bérandiens ni Vasks ne peuvent comprendre notre langue sans l’avoir apprise ! »
Il se tourna vers Anne, et continua, en brinn, après avoir demandé à Akki de traduire.
« Salut à toi aussi, qui devrais être le chef de mes ennemis, si la trahison ne t’avait dépossédée de ton pouvoir… »
Anne sursauta. Comment le savait-il ?
« Tu te demandes comment je le sais ? Parmi les esclaves qui peinent sous le fouet, dans ta province, il y a des hommes de mon peuple, qui se sont volontairement mêlés aux hommes dégradés de la côte, afin que moi, Tehel-Io-Ehan, je sache le moindre mouvement de tes guerriers !
« Salut à toi, capitaine, qui fus souvent notre ennemi, mais qui n’as jamais massacré ni femmes ni enfants, ni achevé un guerrier blessé. Puisses-tu continuer longtemps à lancer droit ta flèche, surtout, ajouta-t-il, si elle continue à voler à côté de la mienne.
« Salut enfin, femme ennemie, qui, blessée, viens chercher asile dans mon peuple. Que la malédiction de tous les dieux retombe sur le lâche qui a blessé une femme ! Que son bras se dessèche et tombe, et qu’il meure sans descendance ! Moi, Tehel-Io-Ehan, je t’accorde ma protection. »
Il se rassit avec dignité, et indiqua d’un geste des sièges vides.
« Eh bien, Anne, que pensez-vous des « sauvages » que vous méprisiez tant ? Oh ! Je ne doute pas qu’ils aient aussi leurs défauts et même leurs vices, mais ce vieux chef me plaît.
— Je ne sais plus. Peut-être, en effet, avons-nous été injustes à leur égard. Peut-être aussi n’est-ce que dissimulation, et ces nobles paroles peuvent ne cacher que traîtrise.
— Je puis vous affirmer que non ! Nous avons été acceptés comme alliés, et maintenant tout est bien, coupa Otso. Un brinn ne reniera pas plus sa parole que ne le ferait un Vask ! »
Le vieux chef avait écouté cet échange de paroles sans mot dire.
« Le mal de la défiance est long à dissiper », dit-il alors en parfait bérandien.
Pour la seconde fois, Anne sursauta.
« Quand ton père était un jeune prince, il eut à son service un brinn. Je fus ce brinn. J’ai vécu huit ans en Bérandie, apprenant vos points forts et vos points faibles, continua-t-il en souriant. Puis je me suis évadé, j’ai tué un qlaïn, j’ai défié le chef, et, après le combat, j’ai pris le commandement de mon peuple. Chez vous, j’étais appelé chien vert. Ton père a dû me regretter, j’étais son meilleur valet d’écurie. »
Akki se pencha en avant.
« Puisque vous connaissez tout, vous devez savoir ce qui s’est passé chez les Vasks… »
Le brinn se redressa orgueilleusement.
« Je ne fais pas espionner mes alliés ! Tout ce que je sais est ce que, tout à l’heure, tu as dit à Iero-El-Tuon. Mais il faut de bien tristes événements pour qu’Otso Iratzabal soit ici en fugitif, et que tout son peuple se dirige vers nous pour chercher refuge. Explique-nous, à moi et aux Hommes du Pouvoir qui sont là.
— C’est une longue histoire, chef. Les jeunes filles sont épuisées, le capitaine aussi. Ne pourraient-elles se reposer pendant que nous parlons ? »
Le chef lança un appel. Une jeune brinn entra. Souple, élancée, ses longs cheveux d’argent tombant librement sur ses épaules, elle rappela à Akki les étudiantes hiss qu’il avait connues à l’université d’Ella.
« Ma fille Eée-Io-Ehan prendra soin d’elles. Mais peut-être es-tu aussi fatigué ?