— Le temps presse. L’ennemi approche, et, bientôt j’espère, les Vasks vont arriver. Je parlerai maintenant. Comme je l’ai dit, c’est une longue histoire, et qui pourra te paraître incroyable, chef. Là-haut, bien au-delà du ciel, il existe des mondes, en nombre immense. Sur ces mondes, éclairés par les étoiles, qui sont des soleils comme le tien, vivent des peuples. Une grande partie de ces peuples ont constitué une fédération pour lutter contre un ennemi commun qui éteint leurs soleils. Mais une des conditions pour que cette fédération soit efficace est qu’il n’y ait pas de guerres entre les peuples qui la constituent, et pour cela, nous avons trouvé sage de décréter qu’il ne pourra y avoir plus d’une race d’hommes par monde. Un jour, les grands chefs très avisés qui dirigent cette confédération ont appris que sur ton monde il y avait deux peuples différents, le tien et les Bérandiens, et que ceux-ci opprimaient ta race. Ils ont alors envoyé deux messagers, moi-même et un homme d’un autre monde, un homme qui est vert comme toi, de même que je ressemble aux Bérandiens, afin de rappeler la Loi, et de régler cette situation. Nous avons d’abord vu les Bérandiens, et là une partie a été amicale. Mais l’autre partie s’est révoltée, sous la conduite d’un jeune ambitieux, et a chassé ceux qui auraient pu être vos amis. Puis je suis allé chez les Vasks, et ai appris qu’il n’y avait pas de guerre entre eux et vous. Mais l’ennemi a attaqué… »
Il parla longtemps, expliquant du mieux qu’il le pouvait à cet être très intelligent, mais ignorant de toute science, le but de la Ligue des Terres humaines, et les difficultés qu’il avait rencontrées dans sa tâche. Le plus urgent était maintenant de repousser l’invasion ennemie.
« Tu dis qu’il ne peut y avoir qu’une seule race d’hommes sur le même monde ? Alors, nous serons cette race. Les Vasks et les Bérandiens ne sont arrivés qu’il y a peu de générations. Mais nous ne tenons pas à voir partir les Vasks. Ils ont toujours été des alliés fidèles.
— Tout cela, chef, sera réglé plus tard. Le premier problème est d’empêcher les Bérandiens d’anéantir les Vasks aussi bien que les brinns. De combien d’hommes peux-tu disposer ?
— Quand Tehel-Io-Ehan donne le signal de guerre, les trente confédérations se lèvent !
— Combien de guerriers par confédération ?
— Il y a dans chacune trente tribus, et environ trois fois cent hommes en âge de porter les armes par tribu. »
Akki fit un rapide calcul mental : cela représentait à peu près 270 000 hommes.
« Combien de temps faudra-t-il pour les mettre sur pied de guerre ?
— Ils le sont ! Je n’attendais pas une attaque directe contre les Vasks, mais je croyais depuis plusieurs lunes à une guerre contre nous. Dès que les Bérandiens ont rassemblé leurs forces, je l’ai su, et nos guerriers ont préparé leurs armes.
— Pourtant, Otso m’a dit que vous ne viendriez pas à leur aide ! »
Le vieux chef eut un très humain haussement d’épaules.
« Nous ne le pouvons pas. Sortis de la forêt, dès que nous montons les pentes, nous tombons malades. Nous ne pourrions pas vivre là où vivent les Vasks ! »
Akki le regarda, étonné. C’était la première fois que, sur une planète quelconque, il rencontrait une race intelligente dépendant à ce point de la pression atmosphérique ou du degré hygrométrique de l’air. Puis il haussa à son tour les épaules. Plus tard, il serait temps d’élucider ce mystère.
« Et de quelles armes se servent tes guerriers ? »
D’un geste le chef indiqua, contre le mur de la grotte, un grand arc de bois de glia et un carquois de longues flèches. Le coordinateur se leva, les examina. L’arc était très puissant. Il tira quelques flèches du carquois. La plupart, à empennage noir, portaient des pointes de silex ou d’obsidienne, analogues à celles qu’il connaissait de maintes autres planètes. D’autres, à empennage vert – couleur de sang – possédaient de longues pointes très effilées qui le firent sursauter : c’étaient indiscutablement des larmes de verre trempé. Le brinn se leva à son tour, saisit une de ces flèches, et, d’un geste vif, brisa la pointe extrême de l’armature. Immédiatement, il n’y eut plus qu’une poussière de fines aiguilles.
« Pointe pour la guerre, expliqua-t-il. Elle se casse dans le corps de l’ennemi, et la poussière entre dans son sang et perce son cœur. »
Akki le regarda, médusé. Des primitifs de l’âge de pierre qui connaissaient le verre trempé de manière spéciale, et la circulation du sang ! Mais peut-être les Vasks…
« Il y a longtemps que vous utilisez ce type de pointe ?
— Toujours. Elles furent données au peuple brinn par l’ancêtre-dieu, O-Ktébo-Qlaïn.
— Et vous les fabriquez ?
— Viens voir. »
Il entraîna Akki hors de la grotte, vers la construction de briques située au bout de l’abri. Tout en marchant, Akki réfléchissait. L’anthropologie comparée faisait l’objet de cours très poussés pour les élèves coordinateurs, et la longue amitié qui le liait à Hassil, passionné d’archéologie comme tous ceux de sa famille, lui avait donné une grande familiarité avec les formes tout à fait primitives de civilisation. De plus, il avait, partagé la vie d’une autre tribu de l’âge de pierre. Or les brinns possédaient des notions qui ne concordaient absolument pas avec le rythme normal du développement des civilisations, telles que la connaissance de la circulation sanguine, ou du verre, ou même de la brique. Car la construction devant laquelle il se tenait maintenant était un four à verre construit en briques.
Une vingtaine de brinns y travaillait. Le verre était saisi au bout de longues perches à pointes de métal, et les larmes qui en tombaient étaient trempées dans un bain huileux. Bien que nul ne semblât cacher ce qu’il faisait, Akki ne put comprendre le procédé employé. Il s’y résigna sans peine, sachant que s’il gagnait la confiance de ses hôtes, ceux-ci finiraient bien par dévoiler leurs secrets techniques. Mais il s’intéressa davantage aux pointes de métal. Il saisit une des perches qu’un ouvrier avait posée, l’examina : la pointe, tubulaire, semblait en tungstène !
Ils revinrent vers la grotte, et, au moment où ils y pénétraient, un messager survint, avec la nouvelle que les postes de surveillance avaient pris contact avec les radeaux vasks, et que ceux-ci arriveraient le lendemain, vers le milieu de la journée.
Le soir tombait. Une brume légère monta du lac, voilant la rive opposée. Akki se sentit subitement très las. Il prit congé du vieux chef, se fit indiquer la demeure qui leur avait été assignée. C’était une hutte neuve, faite d’un cadre de bois tendu de peaux. Assis devant la porte basse, Otso l’attendait.
« Je te croyais endormi.
— J’ai sommeillé un peu. Je suis inquiet pour mon peuple. Les premiers devraient déjà être là.
— Ils seront ici demain. Que font Anne et les autres ?
— Ils reposent. Tout à l’heure, on nous apportera de la nourriture. Heureusement, nous pouvons manger à peu près tout ce que mangent les brinns. »
Akki s’assit à son tour. Sous l’immense abri, les brinns semblaient mener la vie d’une tribu paléolithique. Des hommes rentraient de la chasse, d’autres taillaient le silex ou polissaient des futs de flèches. Entre les foyers qui s’allumaient un à un, des enfants couraient, nus et gracieux. Une jeune fille passa, jolie malgré sa peau verte et ses seins en pyramides triangulaires. Au loin, sur le lac, à demi perdue dans la brume, une pirogue emportait les guerriers allant relever les sentinelles de la journée.
« Quand on voit ce tableau, Otso, on se croirait à l’aurore d’un monde. Et cependant… Tu es déjà venu chez les brinns, et tu pourras peut-être me renseigner. Ici, cette tribu compte au moins mille personnes. Et il y a trente tribus par confédération, et trente confédérations. Comment tout ce peuple, environ neuf cent mille individus, peut-il vivre de la chasse et de la pêche ?