« Demain, je vous conduirai à l’endroit où se trouve la preuve que ma race est liée à la Terre ! Et si je montre cette preuve, accepteras-tu, ô ancienne ennemie, la décision de celui-ci ? »
Anne resta un moment muette, puis, avec un geste de défi :
« Oui, dans ce cas, j’accepterai sa décision ! »
Les premiers réfugiés vasks arrivèrent vers la fin de la matinée. Ils avaient été signalés à l’aube sur le lac inférieur. Dix-sept radeaux, portant en tout cinq cents personnes. C’étaient ceux de Sare. Puis, à partir de midi, les radeaux se succédèrent sans interruption, et, vers le soir, Akki, debout sur les bords du lac avec Otso, vit celui-ci bondir dans une pirogue et pagayer à toute vitesse. Là-bas, sur le grossier amoncellement de bois flottant, une silhouette féminine agitait les bras. La pirogue revint peu après, portant outre le Vask, Argui et Roan.
« Anne ? S’enquit ce dernier, à peine à portée de voix.
— En bonne santé !
— Alors tout est bien. »
Il sauta à terre avec une légèreté remarquable pour un homme de son âge. Akki ne put retenir un sourire amusé : quelle différence entre le comte de Roan, noble érudit de Bérandie, et ce barbare loqueteux à la barbe hérissée !
« Ainsi, ce sont là les brinns sauvages, dit-il méditativement, contemplant la rangée d’enfants et de femmes, et les quelques guerriers qui entouraient leur groupe. Eh bien, je ne suis pas fâché de pouvoir les voir chez eux. Que pensez-vous d’eux, Akki ?
— Tout mon entraînement de coordinateur me met en garde contre les appréciations trop rapides. Ils sont, je crois, humains.
— Oui, oui, je comprends. Ah ! Voici Anne ! »
Elle se jeta dans ses bras, sanglotante.
« Oh ! Parrain, me pardonnes-tu d’avoir, par mon inconscience criminelle, causé la mort de mon père ?
— Et toi, me pardonnes-tu d’avoir douté de ta droiture ? Allons, allons, je crois que cette aventure terrible nous aura beaucoup appris, à tous. Je viens de vivre pour ma part, et malgré quelques moments épouvantables, les plus beaux jours de ma vie !
— Ce fut pénible ?
— Oui, et je suis honteux de me réjouir. Trop sont tombés, hélas ! Dans la Forêt Impitoyable, avant que nous trouvions la rivière. Mais toi, Anne ?
— Ce fut dur, aussi. Et sans Boucherand, puis Akki, j’aurais certainement succombé.
— Tes compagnons ?
— Morts, sauf Clotil et son frère. Elle a perdu un avant-bras, mais Akki prétend qu’on pourra le faire repousser sur une de ses planètes.
— Pauvre Clotil, si fière de sa beauté ! Nous ne sommes pas à la fin de nos soucis, hélas ! Et j’ai bien peur…
— Bah ! L’avenir est peut-être moins sombre que tu ne le crains. »
Ils parlèrent longtemps, debout près du rivage. Les Vasks débarquaient maintenant par centaines, et, guidés par les premiers arrivés ou par des brinns, se dirigeaient vers les longues huttes provisoires où les attendaient un repas substantiel et le repos. Le couchant s’illuminait de rouge, et le soleil plongeait déjà derrière les collines.
À la fin du dîner, un messager de Tehel-Io-Ehan vint avertir Anne et Akki que le chef les attendait. Se rendant à cette invitation, ils purent voir que, sur la pente qui descendait vers le lac, de grands bûchers avaient été préparés. La plaine, au-delà, avait été débarrassée de ses hautes herbes. Le chef était assis devant sa hutte, entouré des conseillers, en grand costume de plumes et de peaux bariolées.
« Ce soir, quand la Lune se lèvera, aura lieu la grande danse de la Guerre. Otso y participe, comme notre allié. J’aimerais que vous y preniez part aussi, toi comme notre allié d’au-delà du ciel, et toi, femme, comme le vrai chef des Bérandiens, afin de prouver à mes hommes que tu as dit vrai, que ton peuple a enfin compris la vérité et l’horreur de sa conduite envers nous. Acceptez-vous ?
— Oui, dit le coordinateur.
— Et toi ? »
Anne réfléchit un moment.
« C’est mon peuple que nous allons combattre !
— N’y a-t-il pas en lui des personnes que tu hais ?
— Oh, si !
— Alors danse contre celles-là uniquement. Et celles-là seules seront frappées par ta danse.
— Soit ! J’accepte.
— Il est rare chez nous qu’une femme soit chef, mais cela arrive cependant. Eée va t’aider à revêtir le costume. Viens, allié d’au-delà du ciel. »
Les feux flambaient quand Akki ressortit de la hutte, costumé en guerrier brinn. Sa peau, verdie par le suc d’une herbe, était couverte de dessins blancs soulignant la puissance de ses muscles, et ses courtes culottes de peau de qlaïn, comme il convient à un grand chef, était ornée de dents d’animaux cousues en lignes ondulées, et, soupçonna-t-il, de dents « humaines » aussi bien. Dans ses cheveux étaient plantées trois plumes vertes, et il tenait à la main une longue sagaie à pointe triangulaire d’obsidienne. Ce déguisement ne lui causait nul embarras, habitué comme il l’était aux mœurs les plus étranges de diverses planètes.
« Vous êtes magnifique ! Un véritable homme des bois ! Et moi, comment me trouvez-vous ? »
Il se retourna. Anne se tenait devant lui, souriante, la peau verdie, le torse nu tellement couvert de lignes et de signes qu’elle semblait habillée. Ses courts cheveux roux avaient été laqués et disposés en casque, et, plantée au sommet, une plume verte ondulait au vent.
« Étrange et séduisante », dit-il enfin.
Le chef brinn les rejoignit.
« Venez, la danse va commencer ; notre ami vask est déjà là-bas.
— Que devons-nous faire, Akki ?
— L’imiter, en le suivant à trois pas. Nous sommes ses alliés, ses soutiens, mais il conserve le premier rôle. Et surtout, ajouta-t-il à voix plus basse, quoi qu’il arrive, ne riez pas ! Souvenez-vous que ce que nous allons voir n’est pas plus risible que l’étiquette de la cour de Bérandie ! »
La nuit était maintenant complètement tombée, et la place n’était éclairée que par le flamboiement des grands brasiers et les centaines de torches tenues par les femmes et les enfants brinns. Akki se rappela soudain Hassil.
« Chef, pourrait-on porter ici mon ami blessé ? Il ne se consolerait jamais de ne pas avoir vu cette cérémonie » ajouta-t-il pour Anne.
Tehel donna un ordre, quatre robustes femmes partirent aussitôt, pour revenir très vite portent le hiss sur son brancard, et accompagnées de Boucherand et de Roan.
« Que va penser parrain, souffla la jeune fille.
— Ne dites rien, et il ne vous reconnaîtra peut-être pas. Je me demande où sont les hommes ? »
Venant de la rive, un roulement de tam-tams répondit. À la file indienne, dans la lumière des feux apparurent les guerriers, en longue colonne ondulante qui se perdait dans les ténèbres. Sans mot dire, ils se rangèrent en six cercles concentriques autour des quatre chefs.
Tehel-Io-Ehan leva les deux bras. Le silence tomba sur la foule des spectateurs. Il poussa un long cri modulé, qui résonna sinistrement sur les eaux et se répercuta longtemps sur les falaises. Un silence. Un autre cri. Puis, soudain, les guerriers reprirent le cri en un formidable unisson. Là-bas, vers l’est, l’horizon s’éclairait, le disque de Loona parut au sommet des collines.
Les tam-tams commencèrent alors, d’abord en sourdine, puis s’amplifiant en un roulement saccadé qui grandissait, puis semblait s’éloigner, grandissait, s’éloignait… L’air vibrait, le sol vibrait. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, les guerriers, maintenant silencieux, tournaient en rond autour des quatre. La Lune presque pleine ajoutait sa lumière à celle, plus rouge, des torches et des feux. Tehel lança un cri bref. Les danseurs s’arrêtèrent net. Par une brèche dans le cercle furent introduits quatre hommes, quatre Bérandiens.