« Pourquoi les amènent-ils ? Je ne savais pas qu’il y avait des prisonniers, souffla Anne.
— Je ne sais pas, mais j’ai peur… Ils sont quatre, et nous sommes quatre… Si j’avais su… quoique… il était bien difficile… »
Farouchement, il saisit Anne par les bras.
« De toute façon, il est maintenant trop tard ! Si nous reculons, nous serons massacrés. Il le faut, Anne, il le faut ! Vous m’entendez ?
— Oui, mais… Non, je ne pourrai pas !
— Faites le geste ! Si votre homme est intelligent, il fera le mort, et courra sa chance ! »
Les guerriers tournaient de nouveau, au son étouffé des tambours. Puis, presque imperceptible d’abord, s’enflant peu à peu, partant du premier rang s’éleva un chant sauvage et monotone. Coupé par le battement hypnotique, il engourdissait la conscience. Tehel chantait lui aussi, en tournant sur lui-même.
« Imitons-le, Anne. »
Le deuxième rang commença à son tour le chant, mais décalé par rapport au premier, puis le troisième, le quatrième, le cinquième, le dernier. Au-delà, dans la pénombre, la foule ondulait, se tenant en chaînes par les coudes. L’engourdissement se transformait maintenant en exaltation.
« Seigneur, pensa Akki, l’effet Piessin ! »
Il était nommé d’après le psychologue hiss qui l’avait étudié. Dans les races à forte capacité télépathique, telles que les hiss eux-mêmes et les humanités qui leur ressemblaient, une sorte d’ivresse collective, communautaire, pouvait être induite par le chant et le mouvement rythmé, ivresse qui pouvait être spiritualisée, comme dans les cérémonies hiss, mais qui pouvait induire aussi une rage meurtrière, comme l’amok des Malais terrestres.
Akki essaya de lutter. N’étant pas chlorohémoglobinien, il était moins susceptible, mais il était déjà trop tard. Les brinns étaient trop nombreux. Malgré lui, sa main se crispait sur sa lance, et un flot de haine montait en lui vers ces quatre prisonniers ligotés qui regardaient stupidement la scène, atteints eux-mêmes de rage impuissante. Puis il cessa de penser. Il entrevit un moment Anne, qui, non avertie, avait été immédiatement captive de l’envoûtement, la lèvre retroussée en rictus. Derrière elle, le grand Vask éclatait de férocité joyeuse, sa haine pour les Bérandiens enfin près d’être satisfaite. Un brinn hurla, des paroles entrecoupées qu’il ne comprit pas, ne se soucia pas de comprendre.
Maintenant tous criaient, lui avec les autres, et de la foule des femmes montait une longue plainte modulée.
Il ne sut pas très bien, plus tard, comment les choses s’étaient passées. Il se rappela Anne, arrachant sa sagaie d’un corps qu’elle tenait sous son pied nu, eut le vague souvenir d’avoir frappé, frappé, glissant dans le sang. Subitement, tout finit. Il se retrouva debout sous la lune, haletant, la sueur ruisselant sur son corps. Ils n’étaient plus que quatre sur la grande place, quatre vivants. La poussière achevait de boire de grandes flaques sombres.
Il se secoua, furieux contre les brinns et surtout contre lui-même. Assise à terre, Anne pleurait regardant d’un œil fixe sa sagaie rougie jusqu’à mi-hampe. Seul, Otso ne semblait guère affecté.
« La danse a été bonne, dit le vieux brinn. Nous vaincrons ! » Akki le regarda sans horreur. Il était le produit normal de sa civilisation, ou de sa sauvagerie comme on voulait. Le même chef qui venait de tuer et faire tuer quatre captifs désarmés avait reçu les Vasks comme il convient à des alliés. Il avait reçu également des Bérandiens, des nobles bérandiens, ces nobles qui avaient tant massacré son peuple, ou l’avaient réduit en esclavage. Akki se pencha vers Anne, la releva, expliqua :
« N’ayez aucun remords, vous n’étiez pas responsable. Tout cela est ma faute. J’aurais dû prévoir l’existence de l’effet Piessin chez les brinns. Vous n’étiez plus vous-même ! »
Sanglotante, elle s’abattit contre sa poitrine.
« Partons, Akki ! Quittons cet endroit ! »
Elle l’entraîna vers le rivage. Le lac, sous la lune maintenant haute, ondulait doucement. De longues risées noires venaient mourir dans une petite crique, balançant les herbes. Ils s’assirent sur un promontoire rocheux.
« Demain, au grand jour, ce ne sera plus qu’un mauvais rêve. Oubliez-le !
— Comment pourrai-je oublier ?
— Mais si ! L’effet Piessin n’a pas d’action durable sur la conscience. D’ici quelques jours, ce ne sera plus pour vous qu’une histoire terrible que quelqu’un vous aura racontée, il y a bien longtemps, mais pas quelque chose que vous aurez vécu.
— Vous me le promettez ?
— Bien sûr ! J’ai plusieurs fois expérimenté cet effet, chez les hiss, dans des circonstances moins atroces, il est vrai.
— Je vous crois, Akki. Vous êtes tellement savant, tellement fort !
— Pas plus que vous n’auriez pu le devenir, si la chance vous avait fait naître sur un de nos mondes. Je pense souvent…
— Dites !
— Eh bien, je pense souvent qu’il est dommage que toutes vos qualités se soient gaspillées ainsi dans les médiocres intrigues d’un monde perdu, alors que vous étiez née pour de grandes choses. Mais il n’est pas trop tard, Anne. En quelques années, vous pourriez rattraper ce temps gâché. Nous avons sur Novaterra de merveilleuses écoles, où les moyens techniques sont tels qu’un sujet doué comme vous…
— Et mon peuple, Akki ?
— Ah ! Qu’importe quelques milliers d’hommes qui, je dois le dire, ne se sont guère montrés à moi, sauf exceptions, sous un jour très favorable ! Nous pourrions peut-être… Je n’ai plus qu’une mission à remplir avant de pouvoir demander un poste dans l’administration centrale, ou devenir professeur dans une université.
— C’est une déclaration ?
— Depuis le jour où je vous ai vue, au sommet de votre tour… Je n’ai pas eu grande expérience, Anne. Toujours d’une planète à l’autre, songeant au bonheur abstrait d’humanités, jamais au mien, souvent aussi apportant le malheur présent, pour un bonheur futur.
— Et si vous restiez avec moi, Akki ? Si, ensemble, nous menions les Bérandiens vers l’avenir ? »
Il soupira.
« Impossible, hélas ! Même si je ne suis plus coordinateur, je dois servir la Ligue des Terres humaines, et le Grand Conseil n’accepterait pas de me voir me consacrer à si peu d’hommes ! Je suis une sorte d’officier, Anne. Ah ! Si votre peuple était celui d’une planète entière. Et même… Et puis, je serais mal venu chez les vôtres. Pourtant, si cela eût été possible, je veux vous dire que je n’ai jamais rencontré de femme que j’aurais épousée avec plus de bonheur.
— Oh ! Akki, pourquoi faut-il que je sois duchesse de Bérandie, et vous coordinateur galactique ? Pourquoi ?
— La question n’est pas nouvelle, et c’est encore une des vieilles tragédies qui ont toujours existé sur toutes les planètes ! Rentrons, Anne. Quoi qu’il arrive, gardez ceci. »
Il lui glissa au doigt sa bague de coordinateur, sur laquelle flamboyait la double spirale de diamants d’une galaxie.
« La spirale, Anne. Le symbole de la Ligue des Terres humaines. Notre signe à nous, coordinateurs, que l’on appelle aussi les solitaires ! »
Ils dormirent tard, le lendemain, épuisés par la dépense nerveuse, mais vers dix heures du matin, Tehel les fit appeler.
« Venez. Je vais vous montrer la preuve demandée. »
Une longue pirogue les attendait, montée par douze brinns robustes. Ils filèrent vers le lac inférieur. Le chef s’était assis à l’avant, laissant les deux humains à l’arrière.