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— Soit. Mais si l’affaire tourne mal, je vous rejoindrai pour partager votre sort.

— Restez donc libre, pour essayer de nous secourir ! Et pour guider votre peuple ! Enfin, demain donnera sa réponse. Allez dormir maintenant. Quoi qu’il arrive, vous aurez besoin de toutes vos forces. »

À la grande joie d’Akki, les Bérandiens attaquèrent cette fois avant l’aube, et, dans la lumière indécise des étoiles s’avancèrent les tanks, craquant de tout leur bois neuf, suivis à quelques mètres d’une masse d’hommes dont les premiers rangs portaient de larges boucliers. Bientôt trois des chars brûlèrent, arrachant à l’ombre trois cercles de lumière dansante, ou l’on voyait des ombres confuses s’entre-tuer. Tandis qu’une centaine de brinns, sacrifiés, luttaient de leur mieux pour retarder l’avance, le gros des forces se replia plus profondément dans le défilé. Quand un jour blême et mouillé se leva, l’ennemi n’avait progressé que de cent mètres.

À part les masses immobiles et laides des tanks de bois, le champ de bataille semblait vide. À peine, de-ci, de-là, le frémissement des hautes herbes vertes marquait-il le passage d’un messager rampant pour relier un groupe de combat à un autre. La pluie se mit à tomber, d’abord fine, puis croulante. Akki eut un geste d’ennui : il serait plus difficile d’incendier les chars d’assaut. D’un autre côté…

« Attention, ils attaquent, dit Boucherand.

— Allez-y ! Vous avez bien compris la manœuvre ? Je ne sais si nous serons encore vivants ce soir, mais, de toute façon, je suis heureux de vous avoir connu, Hugues. Si j’étais tué, vous avez le double de mon rapport, scellé. Vous le remettrez à Hassil, ou au commandant de l’Ulna.

— Si c’est moi qui disparais, veillez sur Anne !

— Vous l’aimez, Boucherand ?

— Oui, depuis longtemps…

— Moi aussi. Soyez donc tranquille.

— Au revoir ! »

Le capitaine disparut sous la pluie. Là-bas, entre les falaises, les obus commençaient à tomber. Les tanks progressaient. Akki les regarda, railleur :

« Dans quelques minutes, ils vont avoir une surprise. »

Les fantassins bérandiens apparaissaient maintenant, suivant leurs chars, à l’abri du barrage. Une haute silhouette se dressa, indiquant les défilés, d’un geste large qui fit étinceler une épée. Akki l’encadra dans le champ de ses jumelles. Malgré le rideau de pluie, il n’y avait pas d’erreur possible, c’était Nétal, portant casque et demi-armure.

Méthodiquement, le coordinateur s’arma : fulgurateur à la ceinture, carquois au dos, arc en sautoir, et, à la main, une longue hache de bataille vask, au manche cerclé de fer. Il la fit sauter d’une main dans l’autre, chercha le point d’équilibre optimum. Puis, se tournant vers sa petite garde particulière :

« Les dés sont jetés, mes amis. Nous ne pouvons plus rien faire de bon ici. En avant. Toi, Barandiaran, prends quatre hommes, et emmène la duchesse en lieu sûr, par le défilé de droite. Attache-la, si besoin est !

— Jamais je ne vous le pardonnerai, Akki ! Jamais ! » Cria-t-elle, comme les Vasks l’entraînaient de force.

Akki haussa les épaules et quitta la grotte. La pluie s’abattit sur son dos comme une chappe froide. Avant de descendre la pente, il jeta un dernier regard d’ensemble. Tout semblait aller au mieux. Les brinns reculaient pied à pied, et les tanks approchaient maintenant du milieu du défilé.

Ils partirent au pas de course, allèrent se placer en arrière d’une série de profonds fossés creusés les nuits précédentes sous les hautes herbes, juste un peu après le débouché des ravins latéraux. Tapies dans des trous d’homme, attendaient des troupes fraîches, parmi lesquelles le groupe d’assaut. Akki et sa garde plongèrent dans une tranchée au moment même où une rafale d’obus tombait à quelques dizaines de mètres. La ligne de feu se rapprochait, et s’il ne pleuvait encore que de rares flèches, de temps en temps une balle sifflait avant d’aller se perdre au loin.

Petit à petit le combat se déplaça. Les tanks crevèrent enfin les lignes, arrivèrent en face des ravins. La pluie avait cessé, et un pâle soleil se hâtait entre les nuages rapides, faisant luire le dos mouillé des monstres de bois. Subitement, le plus avancé des chars piqua du nez dans une des fosses. Alors, à un signal d’Akki, un brinn emboucha la trompe de guerre, et, lugubre, le ululement se répercuta sur les falaises.

En arrière des tanks, les hautes herbes remuèrent. Sous l’effort des treuils cachés près des parois, jaillissant de la mince tranchée couverte d’humus où elle avait été dissimulée, monta une souple barrière de lianes. Lourdement, les chars manœuvrèrent, essayant d’échapper à la trappe. Alors, avec un roulement de tonnerre, d’énormes blocs arrondis dévalèrent les pentes et vinrent se jeter sur les blindages de bois, défoncés d’un coup. Simultanément, brinns et Vasks sautaient hors des trous où ils avaient attendu, bombes de résine enflammée à la main.

« À nous ! » cria Akki.

Ils foncèrent. Du haut des falaises pleuvait une grêle de flèches, sur les Bérandiens tourbillonnant en panique. Vainement la voix tonnante de Nétal cherchait-elle à les rallier. La plupart des tanks flambaient maintenant, et avec eux les fulgurateurs restant, ou les mitrailleuses. Comme Akki venait d’en incendier un de plus, une main se posa sur son épaule, et il se retourna, vit le visage ensanglanté de Boucherand, une large balafre coupant sa joue gauche.

« Ça y est. Akki ! Nous les battons !

— Je le crois. Mais tant que Nétal vivra, ce n’est pas fini. »

Il se dressa de toute sa taille et poussa un cri de guerre, un cri rauque, sauvage, qui remontait le cours des âges, jusqu’aux temps où ses ancêtres n’habitaient encore que deux planètes, un cri qui l’étonna lui-même et lui fit peur. Fulgurateur d’une main, hache de l’autre, il fonça, côte à côte avec le capitaine, insoucieux des balles et des flèches. Leur élan les entraîna jusqu’à la barrière, franchie d’un bond, et au-delà, au milieu de la mêlée. Un trait siffla à ses oreilles sans l’arrêter, et il se traça un passage sanglant, au milieu des corps carbonisés et des têtes fracassées. Le sang de ses ancêtres terriens et sinzus battait dans ses tempes, toute son éducation abolie, rien n’existant plus en lui que la rage de tuer.

« Eehoï ! »

La hache s’enfonça entre deux yeux exorbités de terreur. Partout les Bérandiens fuyaient, traqués, sauf un groupe d’environ deux cents, massés autour de Nétal.

Puis, subitement, ce fut le désastre. Un brinn passa, courant vers l’arrière, jetant quelques mots qu’il ne comprit pas. D’autres se précipitèrent à sa suite, et, sur le champ de bataille, tomba brusquement le silence.

Stupéfait, il regarda autour de lui. Il restait seul avec Boucherand et les Vasks. Un flot de brinns s’écoulait, flot que Tehel-Io-Ehan et quelques chefs s’efforçaient vainement de détourner à coups de massue. Un Vask accourut :

« Un imbécile vient d’arriver des Trois Lacs. Les Bérandiens auraient forcé le passage, et capturé ou massacré les femmes ! » Déjà l’ennemi se ressaisissait, et une flèche s’enfonça dans le sol à côté de lui avec un bruit mou.

« Perdu ! Perdu pour quelques minutes ! Enfin, Anne doit être en sécurité maintenant. »

Comme pour répondre à sa pensée, il la vit soudain, tirée de force par trois hommes, entraînée vers Nétal. Alors, toute pensée claire étouffée, il chargea, suivi des quelque cinquante hommes qui lui restaient.

Il ne se souvint plus, ultérieurement, à quel moment il jeta le fulgurateur épuisé à la tête d’un archer, à quel moment il vit Boucherand tomber à son côté, une flèche dans la cuisse. Il se trouva face à Nétal, la hache levée.